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ESSAI

Le pierreux devenu ergonome

9 mai 2014 | Mise à jour le 3 mai 2017
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Le pierreux devenu ergonome

Le risque et la règle, le cas du bâtiment et des travaux publics » contribue à renou­veler profondément l'approche de la prévention au travail. La pertinence de la démarche tient à l'originalité du parcours de l'auteur, Damien Cru.

Damien Cru passe son enfance dans le XIIIe arrondissement parisien où il est né en 1947. En 1972, il devient « pierreux » (tailleur de pierre). Métier qu'il exerce dix années durant. Il se syndique alors à la CGT, milite au Syndicat parisien de la construction et fréquente la Bourse du travail, là où se réunissent les pierreux. En 1981, il devient délégué à la sécurité au comité de Paris de l'Organisme professionnel du BTP (OPPBTP).

1996 le voit chargé de mission à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact-Aract) où il restera jusqu'en 2004. De 2002 à 2011, il est professeur associé à l'Institut des sciences et techniques de l'ingénieur d'Angers. Dans la même période, il exerce comme consultant en prévention des risques professionnels à l'Approche organisationnelle de la sûreté et de la santé au travail (AOSST) de Paris et comme chercheur associé au Laboratoire d'ergonomie et d'épidémiologie de la santé (LEEST) de l'université d'Angers.

Son ouvrage « Le risque et la règle », qui vient de paraître, reprend son mémoire présenté en 1995 dans le cadre du laboratoire d'ergonomie d'Antoine Laville, en vue de l'obtention du diplôme de l'EPHE. Toutefois, un avant-propos prolonge la propre dynamique réflexive de l'auteur et vient révéler toute l'actualité de la publication.

« En fait, le déclic qui m'a décidé à publier, dit-il, m'est venu lors du colloque “Le travail refoulé”. Qu'est-ce qui est du travail en premier refoulé ? Je retrouvais comme une évidence, un thème qui traverse en filigrane mon mémoire, ma recherche. ­Celui du jeu, du jeu au travail, de ses enjeux. Je tourne autour de cela depuis longtemps. Ce qui est avant tout refoulé du travail, de l'activité de travail, de son organisation, du taylorisme au lean management, c'est le jeu. Refoulement opéré par les organisateurs du travail mais aussi par les travailleurs eux-mêmes, et sans doute par les chercheurs. »

Parler du jeu dégage d'une certaine conception exclusivement rationaliste du travail, amène la question d'une autre logique à l'œuvre dans le travail, ouvrant sur le symbolique. De là, l'idée d'un avant-propos permettant une lecture renouvelée du mémoire.

L'ouvrage n'intéressera pas que les chercheurs et les professionnels de la santé, de la sécurité au travail, mais également tous les protagonistes des entreprises : dirigeants, cadres, salariés, syndicalistes. Tous trouveront bénéfice à entrer dans ce livre un crayon à la main pour comprendre ce qui est en jeu dans le travail et renouveler leur compréhension.

Car s'il y a bien une leçon que nous délivre Damien Cru, c'est qu'on ne peut « sécuriser » le travail par « l'importation » de techniques préventives, prescriptives, pensées par les seuls préventeurs, hors du travail lui-même et de ses protagonistes. Les progrès, même incontestables, enregistrés par ces conceptions, trouvent leur limite. La seule technique pille le savoir des métiers. Ne le renouvelle pas mais l'assèche. C'est au bout du bout la poursuite du taylorisme, pressent-il. D'où sa volonté en contrepoint à sa formation théorique d'intervenant à l'OPPBTP, de participer fidèlement aux réunions de son groupe de pierreux cégétistes à la bourse, pour vivre des discussions sur les métiers, le travail, dégagées de l'emprise techniciste.

Ne pas se contenter d'une démarche techniciste mais s'appuyer sur la psychopathologie du travail, l'ergonomie, pour inventer de nouvelles approches. Il faut comprendre le travail, les règles et les risques de son exécution tels que se les donnent ceux qui le font. Ne pas chercher d'abord à prévenir, protéger et réparer techniquement mais envisager le travail dans toute sa profondeur, sa largeur. Ne pas en avoir une vision étriquée et centrée sur la phobie de l'accident. Revenir sur l'acte de travail lui-même, tel que le vivent et le parlent les salariés.

Élargir la vision. Entendre activement les acteurs des groupes de travail. Remonter aux langues des métiers, y compris dans leurs historicités, aux pratiques et postures professionnelles, techniques, mais aussi sociales, symboliques qui entourent le travail. Entendre toute la dimension culturelle du travail.

Le rôle du préventeur devient alors autre chose que celui du prescripteur. Contrairement aux idées reçues, les travailleurs savent ce qu'ils font. Cette démarche, Damien Cru l'incarne dans son parcours. Un homme curieux qui cherche à comprendre.

On pense à Spinoza : « Ne pas se moquer, ne pas déplorer, ne pas détester mais comprendre. » Lui sait qu'il ne sait pas et est ainsi disponible aux surprises de l'observation, de l'écoute de salariés qui, eux, ne savent pas bien qu'ils savent ! L'alchimie de la méthode réside dans ce partage de savoirs parado­xaux !

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 En savoir +

 

Le risque et la règle,
le cas du bâtiment et des travaux publics,
de Damien Cru,
éditions Érès, 224 p., 12 euros

 

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