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Accidents du travail

Morts au travail en France : les raisons d’une macabre croissance

25 juin 2025 | Mise à jour le 25 juin 2025
Par et
Morts au travail en France : les raisons d’une macabre croissance

Mardi 17  juin, un lycéen de 16 ans en stage de seconde dans un magasin discount en Normandie a trouvé la mort après être tombé sous le poids d'une palette de marchandises. Un cas loin d'être isolé, puisque la France est chaque année, depuis quinze ans dans le top 3 des pays européens où l'on meurt le plus au travail. Alors que des dispositifs de prévention existent, comment, et pourquoi, le travail est-il de plus en plus fatal en France ?

17 ans. C'est à cet âge qu'un lycéen en bac pro est mort écrasé sous une poutre métallique de 500 kilos dans une usine en Saône-et-Loire. Trois semaines auparavant, Lorenzo Menardi, apprenti maçon de 15 ans, succombait après avoir été percuté par une perceuse, dans les Alpes-Maritimes. « Le plus jeune des morts au travail est un stagiaire de 3e, qui était en observation », explique Yannick Biliec, membre du bureau de la Fédération CGT de l’éducation de la recherche et de la culture (FERC-CGT), en référence à Alex Rineau, écrasé par un mur en démolition à l'âge de 14 ans.

Outre les secteurs du bâtiment et de l'industrie qui restent les plus touchés, un grand nombre des accidents du travail (AT) surviennent chez les salarié·es du commerce et les intérimaires, avec respectivement 81 et 63 morts pour 100 000 employés en 2023. Cette année-là, 38 jeunes ont également laissé leur vie sur leur lieu de travail. Selon l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), les moins de 25 ans sont les plus souvent victimes d'AT, avec une fréquence de 10 %, contre une moyenne de 4 % pour l'ensemble de la population.

Des chiffres sous-évalués

En 2023, l'assurance maladie comptait 759 décès au travail, soit 21 de plus qu'en 2022. Cela en fait donc l'année la plus mortelle depuis 2010.

mort au travail graphique

©Olivia Beaussier et Enzo Hanart

Toutefois, aussi élevée qu'elle puisse paraître, cette moyenne de deux morts par jour est loin de la réalité. La Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) ne couvre que les salarié·es du régime général. Elle n'intègre donc ni la fonction publique, ni les agriculteurs, ni les marins-pêcheurs, ni la majorité des chefs d'entreprise ou les autoentrepreneurs. Partant de ce principe, les chiffres de la CNAM ne concernent qu'un peu moins de 20 millions d'actifs sur plus de 30 millions au total. En 2019, elle comptabilisait 733 morts, tandis que Matthieu Lépine en dénombre au moins 896, avec le milieu agricole, celui de la pêche et une partie de la fonction publique. Ce professeur d'histoire-géographie, également auteur du livre L'Hécatombe invisible, recense depuis 2016 les morts au travail sur le compte X (anciennement Twitter) Accident du travail : silence des ouvriers meurent.

Selon ce dernier, un accident sur deux ne serait pas déclaré en France. Cela peut s'expliquer par les multiples étapes procédurales auxquelles doit se confronter le ou la travailleur·se accidenté·e. Un AT doit-être déclaré dans les 48 heures, une durée contestée par l'inspection du travail qui a besoin d'arriver au plus vite sur les lieux afin de mener son enquête et ne pas perdre certaines informations. Enfin, après une visite médicale du ou de la travailleur·se, la CNAM doit s'assurer du caractère professionnel de l'accident. Il est également important de souligner que les indemnités versées au salarié·e arrêté·e ne sont que de 60 % du salaire pendant les 28 premiers jours, puis 90 % à partir du 29ème.

En février, la CGT-RATP dénonçait des promesses de prime de 300 à 500 euros faites par la direction de la régie si le nombre d'AT était divisé par trois en 2025. Les agents y ont vu une incitation à ne plus déclarer ces accidents, et regrettent qu'aucune mesure préventive n’ait été mise en place. Pour Yannick Biliec, cet acte revient à « penser que les salariés sont responsables du fait qu’ils se blessent. C'est donc enlever la responsabilité de l'employeur sur l’organisation des conditions de travail ».

Les entreprises déresponsabilisées

Or, ces accidents du travail, loin d'être le résultat de maladresses individuelles, sont notamment permis par plusieurs décisions politiques qui, sous couvert de réduire les coûts et de « simplifier » le monde professionnel, détricotent progressivement les contre-pouvoirs censés prévenir les accidents. En 2019, le nombre de morts au travail a fait un grand bond en passant de 562 à 733. Cette évolution fulgurante advient deux ans après que le premier gouvernement Macron a supprimé les comités d'hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au profit des comités sociaux et économiques (CSE). Les CHSCT réunissaient des représentant·es des salarié·es, et devaient être consultés avant que des changements pouvant impacter la santé des travailleur·ses ne soient mis en place. Surtout, ces comités avaient le pouvoir de stopper la production s'ils suspectaient un danger. Ce n'est pas le cas des CSE.

Par ailleurs, l'austérité budgétaire entraîne une pénurie d'inspecteur·ices du travail : en 2025, seulement 45 postes ont été ouverts, contre 200 les années précédentes. Ce corps de fonctionnaires, dont une des missions est la prévention des accidents, a perdu 16 % de ses effectifs entre 2015 et 2021, alors que la population d'actifs augmente. Même constat pour la médecine du travail ; seulement 39 % des salarié·es du privé disent avoir reçu une visite médicale en 2019, contre 70 % en 2005. À noter également que, depuis le décret Rebsamen de 2015, il n'est désormais plus nécessaire d'obtenir l'autorisation de l'inspection du travail pour confier des tâches dangereuses à un mineur, il suffit juste de le déclarer. 

mort au travail décathlon

Autant de mesures qui déresponsabilisent les entreprises et conduisent à des drames. En 2023, au Decathlon de la Madeleine, à Paris, un intérimaire de 25 ans est mort, écrasé par un chariot élévateur. Les salarié·es avaient pourtant repéré et signalé au CSE le risque d'accident dans l'espace de chargement du magasin, sans que rien ne soit mis en place. « Le comportement de la direction n’a jamais été satisfaisant depuis. Le jour même, Decathlon a fait venir des responsables de toute la région pour garder le magasin ouvert car les collègues voulaient quitter le travail. Pendant deux semaines, ils ont maintenu ainsi la réception de marchandises et ouvert la boutique comme si rien ne s’était passé. Dans les jours qui ont suivi, la direction régionale a déployé un argumentaire ignoble consistant à dire que B. était décédé de sa seule fauteEn revanche, l’inspection du travail a bien relevé deux infractions quant aux obligations de sécurité vis-à-vis des intérimaires ce jour-là », explique la CGT Decathlon Ile-de-France. Une enquête pour « homicide involontaire » a été ouverte contre le magasin.

Jeunes et précaires en première ligne 

« On va atteindre le million de contrats d’apprentissage signés par an », avait déclaré Emmanuel Macron en 2024. Depuis son élection, le président favorise ce type de formation, notamment en accordant des primes incitatives aux entreprises. D'après le ministère du Travail, le nombre de nouveaux contrats dans le secteur privé a été multiplié par 2,8 entre 2017 et 2022. Les apprentis sont souvent considérés comme une main-d’œuvre bon marché. Il en va de même pour les lycéen·nes en stage. Un non-sens et surtout un danger, pour Yannick Biliec : « L’entreprise est un lieu de production avec des enjeux de rentabilité, ce n'est pas un lieu de formation. Envoyer des jeunes de 3e, de seconde générale et technologique, de lycée professionnel ou des apprentis mineurs en entreprise, c'est les mettre potentiellement dans des situations dangereuses. »

« C’est la structure de l’entreprise qui entraîne ces morts. » Yannick Biliec, de la Ferc-CGT.

D'après l'ouvrage Jeunes et risques du travail, de Nathalie Frigul, les jeunes sont en moyenne mieux formés en matière de sécurité que les adultes quand ils arrivent en entreprise. Seulement, ils osent rarement prendre la parole ou faire valoir leur droit de retrait par peur de freiner la production. C'est le dénominateur commun qui réunit les jeunes, les intérimaires et les autres morts au travail : la précarité sur le marché de l'emploi. En tant que précaires, ils se voient souvent confier les tâches les plus dangereuses, et n'osent pas les refuser de peur de perdre leur emploi ou de n'être pas rappelé·es dans le cas des intérimaires. Les lycéen·nes, par exemple, ne disposent pas d'équivalent du droit de retrait, et s'ils quittent leur stage, ils risquent de ne pas valider leur diplôme et de perdre leur gratification. « Quand ils arrivent, on leur fait signer plein de documents sur la sécurité. Et derrière, on leur dit tout le temps, tout le temps, d’aller le plus vite possible. C’est la structure même de l’entreprise qui entraîne ces morts » résume Yannick Biliec.

Des mentalités à faire évoluer

Yannick Biliec dénonce la culture du « C'est le métier qui rentre ». Cette phrase est souvent prononcée après une blessure sur le lieu de travail. Le représentant de la FERC-CGT insiste : « Non, ce n’est pas le métier qui rentre. Le corps doit être protégé. Il faut casser cette idée. »

La réforme des retraites d'Emmanuel Macron de 2023 a supprimé certains critères de pénibilité comme le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l'exposition aux risques chimiques. En plus de rendre visibles les conditions de travail, certains de ces critères permettaient aux salarié·es de partir à la retraite bien avant l'âge légal. Cette suppression avait été critiquée par la Cour des comptes. Les sociologues Anaïs Bonnano et Hadrien Clouet affirment que les accidents au travail sont moins nombreux chez les personnes âgées, mais plus mortels. « 41 % des incapacités permanentes et 58 % des accidents mortels concernent les travailleur·ses de plus de 50 ans, contre respectivement 11 % et 8 % chez les moins de 30 ans », dénoncent les chercheur·es. Dans un sondage commandé à l'IFOP par la CGT, 6 personnes sur 10 déclarent « ne pas pouvoir tenir jusqu'à 64 ans ». L'organisation syndicale milite pour le retour de ces départs à la retraite anticipée.

À terme, la CGT demande une politique pénale du travail sévère, condamnant fermement les employeur·ses responsables d'accidents graves au travail. Avec l'aide de Matthieu Lépine, des familles endeuillées ont créé l'association Collectif familles stop à la mort au travail, qui soutient les proches lors des procès, rend visibles les victimes, mais milite aussi activement pour un changement de législation auprès du ministère du Travail ou au Parlement européen.

Quelqu'un qui peut tout perdre

Contrairement à Emmanuel Macron qui, en 2016, alors ministre de l'Eonomie, disait au micro de BFM TV qu'un entrepreneur était « quelqu'un qui prenait tous les risques […] qui peut tout perdre avec son entreprise », la CGT persiste : « Derrière chaque mort, il y a une entreprise qui n'a pas rempli son devoir de protection, un État qui n'a pas imposé des règles de sécurité strictes, et un système qui tolère l'inacceptable ».