C’est un triomphe dont se serait bien passée l’Allemagne : l'AfD, parti d’extrême droite créé il y a dix ans, est arrivé en tête en Thuringe avec plus de 30 % des suffrages exprimés et talonne la CDU en Saxe voisine, deux régions de l’ex-Allemagne de l’Est. Reportage en Thuringe.
Dans son programme rédigé à l'occasion des élections régionales en Thuringe (située en ex-RDA), le parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) a placé un poème sur les forêts en exergue. En apparence inoffensif, le texte choisi est en fait l'œuvre de Franz Langheinrich, un poète, nazi convaincu, mort en 1945. Fondé seulement en 2013, l'AfD a remporté le 1 er septembre les élections destinées à renouveler le parlement local de Thuringe, devançant de presque dix points les conservateurs de la CDU (32,8 % contre 24,6 %). Dans le Land voisin de Saxe (également en ex RDA), le parti d'extrême droite est arrivé en deuxième place, juste derrière la CDU mais avec, là aussi, plus de 30 % des suffrages exprimés (30,6 % contre 31,9).
« Ils essaient, petit à petit, de rendre à nouveau dicible l'indicible »
En amont du scrutin, les opposants à l'extrême droite s'étaient largement mobilisés dans les deux régions appelées aux urnes : représentants des Eglises, des syndicats, du monde associatif, élus et manifestants s'étaient réunis un peu partout, comme sur la place centrale de la petite ville de Sonneberg, ancienne capitale du jouet et première collectivité territoriale à avoir placé à sa tête un élu de l'AfD en la personne de Robert Sesselmann, en juin 2023. Devant 350 manifestants environ, Bernhard Stengele, ministre de l'Environnement dans le Land de Thuringe, était venu alerter sur la stratégie de l'AfD et de son chef local particulièrement radical, Björn Höcke : « Ils essaient, petit à petit, de rendre à nouveau dicible l'indicible », avait lancé celui qui est membre des Verts, indigné par les références de plus en plus explicites faites par l'AfD au nazisme. Au cours des derniers mois, Björn Höcke a été condamné pour avoir fait usage du slogan Tout pour l'Allemagne, emprunté à l'organisation paramilitaire nazie des Sturmabteilung (SA) qui ont contribué à l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler dans les années 1930, avant d'être éliminés en 1934 lors de la Nuit des longs couteaux. Un eurodéputé de l'AfD a, par ailleurs, affirmé dans une interview qu'« un SS n'était pas automatiquement un criminel ».
Le succès de l'AfD, « une catastrophe », pour Michael Lemm secrétaire de la Confédération des syndicats allemands (DGB) dans le sud de la Thuringe. Lui aussi était là, sur la place de Sonneberg, une semaine avant le vote, pour alerter sur le signal qu'enverrait aux travailleurs un fort score de l'AfD. Il était venu relater l'histoire d'un médecin-chef qui a choisi de quitter la Thuringe pour le Land voisin de Bavière. « Pourquoi est-il parti ? Parce qu'il a des origines étrangères, raconte le syndicaliste. On manque déjà de personnel, l'élection de l'AfD va encore aggraver le problème ! Des habitants partent et personne ne va vouloir venir travailler ici. » A Sonneberg, le DGB est un membre actif de l'initiative « Sonneberg se tient droit », créée en opposition à l'AfD et qui a réussi à rassembler, des conservateurs à la gauche radicale, en passant par l'Eglise évangélique et des associations locales. « Une de nos missions est l'engagement contre le fascisme », rappelle Michael Lemm.
Un parlement morcelé
Avec plus d'un tiers des sièges en Thuringe, l'AfD obtient une minorité de blocage. Arrive ensuite le BSW ou « alliance Sahra Wagenknecht » (15,8 %), du nom de l'ancienne figure de la gauche radicale qui a fait sécession il y a moins d'un an pour fonder un parti populiste et qui a beaucoup en commun avec l'AfD : résolument anti-immigration, elle s'oppose également à l'interdiction des voitures thermiques, met en cause « l'escalade des livraisons d'armes » à l'Ukraine et souhaite la reprise des importations de gaz russe. Versant social, elle plaide pour la hausse du salaire minimum et taxer davantage les plus riches. Le BSW est arrivé devant le parti de gauche radicale Die Linke (13,1 %).
Quant aux trois partis qui dirigent actuellement le pays au niveau fédéral, c'est la débâcle : les socio-démocrates du SPD se maintiennent péniblement avec 6,1 % des voix, tandis que les Verts et les libéraux sont éjectés du parlement. Des résultats conformes avec ce qu'on pouvait entendre dans les rues quelques jours avant le vote. A Sonneberg, Ursula, 70 ans, qui dit avoir vécu heureuse en ex-Allemagne de l'est, expliquait son ralliement à l'AfD : « Je dois encore travailler tellement ma retraite est misérable. Le SPD et la CDU n'ont fait qu'empirer la situation. »
Brandebourg en ligne de mire
Si l'AfD a le vent en poupe partout en Allemagne (obtenant 15,9 % des suffrages exprimés lors des élections européennes), c'est dans l'ancienne République démocratique allemande que son succès est le plus flagrant. Un élément de compréhension majeur est la situation économi que compliquée héritée de l'unification du pays et d'autant plus mal vécue dans le sud de la Thuringe, à la frontière avec la riche Bavière. La situation s'est un peu plus détériorée avec l'augmentation des prix de l'énergie quand l'Allemagne n'a plus pu bénéficier du gaz russe, bon marché, dans le cadre des sanctions imposées au pays envahisseur de l'Ukraine. Par ailleurs, en ex-RDA, où le russe était appris à l'école, certains se sentent encore aujourd'hui plus proches de Moscou.
Aujourd'hui, la Thuringe se retrouve avec un parlement morcelé qui semble ingouvernable. Les partis se tiennent pour l'instant au « mur pare-feu » excluant l'AfD de toute coalition. Le plus probable pourrait être un accord de gouvernement entre la CDU, le SPD et le BSW, à qui il manquerait encore un siège pour avoir la majorité absolue. Le BSW conditionne sa participation à un gouvernement en Thuringe à un changement de politique du pays vis-à-vis de la guerre en Ukraine, plaidant notamment pour l'arrêt des livraisons d'armes. En Saxe voisine, la situation est un petit peu plus simple : l'AfD n'obtient pas de minorité de blocage et une coalition entre la CDU, le SPD et le BSW aurait une majorité absolue, si les trois partis réussissent à se mettre d'accord. Le 22 septembre, ce sera au tour de la région de Brandebourg, elle aussi située dans l'ex-Allemagne de l'Est, de renouveler son parlement. Avec, là aussi, de fortes chances d'arriver en tête.