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Réforme des retraites

Stéphane Sirot: "Macron et sa technostructure gèrent la France avec des tableurs Excel"

28 mars 2023 | Mise à jour le 28 mars 2023
Par
Stéphane Sirot:

Stéphane Sirot est historien spécialiste du syndicalisme et des mouvements sociaux. NVO-© Anna Solé

Après le déclenchement du 49.3 pour imposer au forceps une réforme rejetée par une majorité de Français, le mouvement de contestation sociale, loin de s'essouffler, s'intensifie. Mais avec quelles perspectives de sortie de conflit contre un pouvoir radicalisé? Entretien avec Stéphane Sirot, spécialiste du syndicalisme et des mouvements sociaux.

Comment analysez-vous l'évolution du mouvement social contre la réforme des retraites, depuis l'acte 1 du 19 janvier jusqu'au déclenchement de l'article 49.3, le 16 mars dernier ?

La stratégie syndicale actuelle n'a pas changé par rapport à 2010, qui fut une autre séquence d'intenses mobilisations contre la réforme des retraites Sarkozy-Fillon. J'y vois plusieurs points communs : une unité intersyndicale construite derrière le binôme CGT-CFDT ; une stratégie d'action privilégiant au départ les manifestations et qui, face à la surdité du pouvoir, cherche à intensifier la conflictualité en appelant à des grèves reconductibles. Et aujourd'hui comme en 2010, ce sont toujours les mêmes secteurs dits « stratégiques », éboueurs, raffineurs, énergie, transports, dockers qui, entrés en grève reconductible à partir du 7 mars sans attendre les mots d'ordre de leurs confédérations respectives, donnent un second souffle à la mobilisation.

Est-ce à dire que la même stratégie produira les mêmes effets ?

C'est le risque, en effet. Mais ce qui m'interpelle, c'est surtout qu'après le déclenchement de l'article 49.3 par Elisabeth Borne le 16 mars, l'intersyndicale n'ait rien proposé avant le 23 mars, soit une semaine après, alors qu'il aurait fallu appeler à la mobilisation dès le lendemain. D'où, d'ailleurs, le surgissement des manifestations « sauvages » auto-organisées par la jeunesse, hors de l'agenda des syndicats qui, comme en 2010, redoutent d'être débordés, de ne plus pouvoir assurer la régulation et le contrôle du mouvement social. Car au final, l'unité syndicale, qui est certes louable et désirable, se construit toujours sur le plus petit dénominateur commun et sur une base somme toute très fragile.

Pourtant, cette unité syndicale perdure et résiste…

Oui, parce qu'elle s'est inscrite dans une conjoncture politique tout à fait spéciale : c'est la première fois qu'une loi d'une telle importance est adoptée sans avoir été votée par l'Assemblée Nationale, du jamais vu. Autre nouveauté, l'usage totalitaire des moyens de coercition de la constitution. Le cumul de ces deux précédents a placé le curseur de la conflictualité à un degré si élevé que même les syndicats les plus « pusillanimes » vis-à-vis du mouvement social ne peuvent pas se permettre d'en sortir parce que Macron les y a enfermés, et à double tour. Même si son propre congrès de 2022 lui a fixé des lignes rouges à ne pas franchir, Laurent Berger (le secrétaire général de la CFDT) n'a qu'une obsession : se sortir de l'impasse d'un mouvement social qui dépasse et déborde l'intersyndicale. A la veille du 49.3, il avait d'ailleurs déclaré que si l'assemblée votait cette loi, il la considèrerait comme légitime, sous-entendu, qu'il sortirait de l'intersyndicale. A l'inverse, si cette loi devait passer au forceps du 49.3, la CFDT poursuivrait la mobilisation. Donc oui, l'unité syndicale perdure, mais sous contrainte. Car depuis le déclenchement du 49.3, la physionomie de la mobilisation a changé. La jeunesse est massivement entrée en scène – cela s'est vu de manière flagrante lors des manifestations du 23 mars dont les cortèges ont subitement rajeuni – et pas spécialement sur le mot d'ordre de l'âge du départ en retraite, mais très clairement sur la question du déni démocratique et pour contester la méthode de l'exécutif d'imposer une régression sociale majeure. C'est à mon sens cette dimension politique et démocratique qui est le moteur de la mobilisation actuelle de la jeunesse.

Comment interpréter l'accusation faite au mouvement social de déstabiliser les institutions républicaines et de menacer la démocratie du pays ?

Il faut arrêter cette confusion entre institutionnel et démocratique, car avoir des institutions n'est pas une garantie démocratique. La Russie et la Chine sont dotées d'une constitution et nul ne saurait les qualifier de démocraties ; car ce qui la définit, ce n'est pas la constitution ; d'ailleurs, certains pays démocratiques n'ont pas de constitution écrite, c'est le cas du Royaume Uni, la plus vieille démocratie du monde. De même, comme on le voit ici en France, on peut avoir une constitution qui, précisément, permet de ne pas garantir la démocratie ou de la bafouer légalement.

Quel pourrait être le dénouement de ce conflit social qui, loin de s'épuiser, connait un nouveau souffle depuis le 23 mars ?

Difficile à dire car on assiste à un phénomène générationnel qui n'est pas compris par le pouvoir. Si on regarde l'histoire des mouvements sociaux sur les 30 dernières années, on observe une constante : la plupart n'ont pas abouti, sauf trois : 1986, loi Devaquet, 1995 loi Juppé sur les retraites et 2006, le CPE. Dans les trois cas, on retrouve la même personne au pouvoir : Jacques Chirac qui, pour avoir traversé les années 1968 et les tensions sociales extrêmes des années 1970 (prises d'otage de patrons, des séquestrations de dirigeants, grèves dures), a par trois fois été capable de baisser le feu sous la marmite et de dire « j'arrête ». Macron, lui, en est incapable. Issu d'une génération qui n'a pas connu cette haute intensité conflictuelle, il a un parcours politique princier, sans obstacles dans son parcours de vie personnelle, ni dans son ascension en politique. Il se fait bombarder Président sans avoir jamais été élu nulle part, sans aucun ancrage territorial et cela joue dans son attitude et dans sa méthode. Homme du 21ème siècle, n'ayant jamais vécu les tensions sociales dans sa chair, il ne peut pas les comprendre. A la différence de Chirac, il est non pas un homme de gouvernement, mais un homme de gouvernance, ce qui change substantiellement les choses : le gouvernement, c'est l'incarnation de la démocratie, tandis que la gouvernance, c'est la gestion. Macron et sa technostructure gèrent la France avec des diaporamas et des tableurs Excel comme des DRH dans les entreprises. Il s'agit d'une génération de gens incapables de concevoir qu'ils ont tort et qui, en tant qu'experts, considèrent qu'ils disent forcément le vrai. Partant de quoi, ceux qui les contestent ne sont qu'à mépriser, puisqu'ils se trompent forcément. Il y a un effet générationnel entre l'époque d'un Chirac rodé aux tensions sociales et un Macron qui, lui, n'a vécu que les tensions qu'il a lui-même générées tout en étant incapable de construire ce qui permettrait d'en sortir et à qui ne reste plus que le recours à la violence pour se sortir de l'impasse politique actuelle. Sans compter son cynisme échevelé qui le pousse à toujours jouer la carte du pire. En l'occurrence, attendre que des violences surgissent, voire à les attiser pour, au bout du compte, se présenter en garant de l'ordre. Quand on a ce genre d'individu au pouvoir, doté d'un haut degré de cynisme, totalement déconnecté des phénomènes générationnels et sans enracinement dans la société, le pire est à craindre.

Et pour l'intersyndicale, quelles sont les options de sortie de cet impossible rapport de force ?

C'est ce qui va être intéressant à observer. Car au fond, la situation que produit Macron, c'est un face à face entre lui et la rue, entre lui et des organisations syndicales devenues très légalistes qui, craignant de perdre le contrôle du mouvement social après le surgissement massif de la jeunesse, se cherchent des portes de sortie institutionnelles (à travers la saisie du Conseil constitutionnel ou le RIP ou en s'en remettant aux parlementaires). En 2010, après le vote de la loi sur les retraites qui avait mis fin à la mobilisation et à l'unité syndicale, j'avais tiré cet enseignement que les syndicats étaient entrés dans l'ère de la domestication du temps social par le temps politique. On pourrait avoir l'impression inverse aujourd'hui, puisque la loi est passée et que le mouvement social perdure et s'intensifie. Mais je crains que ce ne soit qu'une autre manière de domestication. Que si la mobilisation perdure, c'est parce que le temps politique a déraillé, en contraignant l'intersyndicale à poursuivre la mobilisation. Bref, la même situation qu'en 2010, mais inversée, parce que le temps politique oblige le temps social . Ce qui ne préjuge en rien de la capacité des syndicats à se maintenir dans l'opposition à cette réforme, y compris par des moyens à la fois légalistes et institutionnels.

La rencontre entre le roi Charles III et le président Macron a dû être reportée. Est-ce l'indice que le président Macron serait moins « déconnecté » qu'on ne pouvait le redouter?

Si cette rencontre avait été maintenue, la symbolique aurait été destructrice pour Emmanuel Macron. Se figurer qu'en plein conflit social d'extrême intensité, deux monarques, dont l'un des deux, officiellement président, pratique une monarchie absolue, se rencontrent sous les ors du château de Versailles. Cela aurait forcément renvoyé à Louis XVI disant « Qu'ils mangent de la brioche ». Sans compter qu'à n'en pas douter, il y aurait eu des rassemblements et des manifestations sur place pour contrarier la visite royale qui devait se poursuivre jusqu'à Bordeaux dont l'hôtel de ville a été incendié le 23 mars, le Roi Charles devant s'y rendre en TGV au pic d'intensité des grèves à la Sncf. Dans ce contexte, et contrairement à l'adage, cette fois-ci, le ridicule aurait pu tuer.