Hôpital public : un démantèlement programmé ?
Samedi 14 septembre, à Nantes (Loire-Atlantique), près de 300 personnes se sont mobilisées pour dénoncer « le démantèlement du service public de santé ». Un appel... Lire la suite
Failles du système de santé, classes sociales particulièrement touchées… Analyse de la crise sanitaire par Christophe Prudhomme, (fédération CGT Santé et urgentiste à l’Hôpital Avicenne de Bobigny), Laetitia Gomez, (secrétaire générale de la CGT intérim), Grigoris Gerotziafas, (hématologue, professeur à la faculté de médecine de la Sorbonne et chercheur à l'Inserm), et Frédéric Villebrun, Président de l'Union syndicale des médecins des centres de santé.
Christophe Prudhomme : Elle a montré l'état de dégradation, que nous dénonçons depuis des années, de notre système de santé. La pertinence de nos propositions s'en voit – malheureusement – confirmée. Ce qui nous a manqué, c'est un service public de santé, coordonné, réactif et disposant des moyens pour gérer une crise. Depuis quarante ans, on nous a vendu le déficit de la Sécurité sociale pour nous imposer une réduction du service public, la suppression de lits, la diminution du nombre de médecins en formation.
Du coup, à l'arrivée de la pandémie, on s'est retrouvés avec un hôpital qui fonctionnait à flux tendu et auquel il manquait déjà des lits : aux urgences, où je travaille, on triait les malades depuis longtemps à chaque épidémie de grippe, mais la situation a empiré. Et depuis lors, très peu a été fait pour réorganiser les choses. La logique libérale n'a pas changé.
Christophe Prudhomme : Durant cette crise, on a tout centré sur l'hôpital et ignoré la médecine de ville, laquelle aurait pu jouer un rôle important de dépistage, de diagnostic et d'orientation. Encore aurait-il fallu que cette médecine de ville soit sollicitée et qu'on lui donne les moyens de se protéger (avec des masques, pour commencer). On a, en fait, un système qui fonctionne en silos avec d'un côté l'hôpital, de l'autre la médecine de ville, et des malades qui font des allers-retours entre les deux.
À l'hôpital, il faut qu'ils restent le moins longtemps possible, parce qu'on est sous la pression de la durée moyenne de séjour ; ils sont donc renvoyés chez eux sans qu'on se préoccupe de savoir s'il y a un médecin traitant qui prend le relais. L'exemple classique est celui du patient qui sort de l'hôpital le vendredi soir, qui a besoin de soins ou d'une infirmière le samedi et qui, n'ayant pas trouvé l'assistance nécessaire, retourne aux urgences dès le samedi soir ou le dimanche matin.
Frédéric Villebrun : Dès février 2020, nous avons alerté et interrogé l'ARS [Agence régionale de santé] sur notre place dans le dispositif de gestion de la crise sanitaire en vue d'accueillir des malades et d'éviter une ruée vers l'hôpital. La consigne a été d'attendre encore et encore. Les médecins de ville ont été sous-sollicités, mais aussi laissés sans protection. Accueillant parfois des malades sans masque, certains sont décédés.
À Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), nous avons pris l'initiative – les centres municipaux de santé et les collègues libéraux – de créer un centre de consultation qui a accueilli un millier de patients et en a fait hospitaliser une centaine en grande urgence. On a innové par la force des choses, certains patients craignant d'aller à l'hôpital. L'Agence régionale de santé est d'abord restée en retrait, puis a officialisé ce type de centres anti-Covid créés à l'initiative des professionnels de santé et des collectivités territoriales.
Aujourd'hui, notre structure est devenue un centre de dépistage et de vaccination dont l'avenir dépendra des moyens alloués par l'État. Celui-ci n'a, en tout cas, pas eu la volonté de maillage du territoire qu'il prétend médiatiquement. Il préconise que les personnes éligibles puissent être vaccinées dans n'importe quel centre. Résultat : en Seine-Saint-Denis, par exemple, on a vu des patients de territoires plus favorisés s'y faire vacciner en masse dans les premiers temps.
C'était aberrant de voir des centres de vaccination traiter jusqu'à 50 % de patients venus de 20 à 30 km sans autre légitimité que leur motivation. La territorialisation n'a pas été la priorité de l'État. De la même façon, il n'y a pas eu de volonté de structurer la ville pour répondre à l'urgence de consultation face à l'épidémie.
Laetitia Gomez : Chez les travailleurs intérimaires, cette crise a révélé le manque d'une vraie prévention au travail et une discontinuité des soins directement liée à la discontinuité de l'emploi. Les intérimaires ont cumulé les inégalités. Ceux de la santé, quand ils ont été détachés dans les hôpitaux, ont beaucoup travaillé, et sont devenus les premiers de corvée. Ils ont beaucoup travaillé, mais sans pour autant disposer tellement de matériel de protection – encore moins que les salariés sous contrat de « l'entreprise utilisatrice ».
Hormis les chaussures de sécurité, on ne leur a pas fourni plus de matériel que les entreprises de travail temporaire. Certains se sont retrouvés dans des situations très difficiles de discrimination. Ils en ont également fait les frais sur le plan salarial. Et sur le plan vaccinal, les salariés intérimaires soignants n'étaient toujours pas considérés, la semaine dernière, comme prioritaires : les soignants qui le souhaitaient pouvaient être vaccinés mais pas les intérimaires – pourtant des soignants, eux aussi.
Sur ce point, Gabriel Attal [le porte-parole du gouvernement] a finalement réagi. Mais l'inégalité de traitement reste un vrai sujet pour tous les intérimaires, surtout les soignants. Qu'il s'agisse des salariés du privé ou du public, on fait donc le même constat : comme nombre d'entreprises ne fournissent pas les équipements de protection individuels nécessaires, les intérimaires sont surexposés. De grandes entreprises, comme Amazon, ont été concernées par cette discrimination.
Chez Fedex, grâce à l'action syndicale qui a réussi à mobiliser les salariés, l'entreprise a toutefois fini par fournir les mêmes protections individuelles de sécurité que celles de leurs salariés permanents. Par ailleurs, soumis à l'inconnu du lendemain dans un contexte économique instable, les salariés intérimaires ont tendance à aller travailler même s'ils sont (un peu) malades. S'ils n'y vont pas, ils sont remplacés ; s'ils sont remplacés, on ne les rappelle pas. Ils étaient déjà des précaires, la pandémie en a fait des ultra-précaires. Le Covid n'a fait qu'exacerber leur condition.
Grigoris Gerotziafas : Le Covid est une maladie de classe, la gestion équitable de la pandémie doit être une revendication du monde ouvrier. Il faut exiger une vaccination rapide et massive des populations prioritaires comme les intérimaires, les sans-papiers, les intermittents et tous ceux qui ont un statut d'emploi instable.
Grigoris Gerotziafas : En raisonnant sur l'évolution de la maladie. Parmi les patients Covid, 80 % ne développent qu'une forme légère ou asymptomatique ; les 20 % les plus graves auront, eux, besoin d'aller à l'hôpital dont 5 % finiront dans les services de réanimation (soit 1 % de l'ensemble des patients touchés). Comment agir sur ces derniers ? Si l'on freine suffisamment tôt la progression des hospitalisations et des envois en réanimation, on sauve des vies, on améliore la qualité de santé des patients et on désengorge les hôpitaux, ce qui évite que les autres patients ne deviennent des victimes collatérales de la pandémie.
Or, le Covid, comme toutes les épidémies, comme toutes les maladies contagieuses qu'on a connues, de l'Antiquité grecque au Moyen Âge jusqu'à la grippe espagnole, est une maladie de pauvres. Les personnes les plus susceptibles de développer une forme grave du virus se trouvent parmi les classes défavorisées. Viennent ensuite celles qui vivent dans des conditions d'habitation défavorables – avec une surface de moins de 18 m², les risques de Covid grave sont multipliés par deux –, puis les personnes exposées à une pollution environnementale significative (urbaine ou industrielle).
Toutes les études convergent : la quantité de microparticules de polluants dans l'atmosphère est en relation quasi-linéaire avec les risques d'hospitalisation en réanimation et la mortalité. Plus on vit dans un environnement pollué, plus on s'expose au risque de mourir du Covid. Au final, le tableau est net : il réunit les plus défavorisés, les immigrés, les sans-papiers, ainsi que les classes moyennes aux prises avec la crise économique et l'angoisse du chômage.
Les épidémiologistes ont également repéré que la circulation du virus est plus importante parmi les personnes qui prennent les transports en commun et qui constituent des foyers importants de dispersion du virus. Si on devait considérer l'implantation de centres de santé en liaison avec ce contexte social, il faudrait donc les positionner selon une géographie adaptée. Autre déterminant du Covid sévère : l'état de santé général. La maladie s'aggrave quand on a des facteurs de risques cardiovasculaires (diabète, hypertension artérielle).
Avec un diabète non contrôlé, le risque de Covid sévère est multiplié par trois. Or, qui dit diabète non contrôlé dit souvent pas de médecin traitant et vie dans un désert médical. Les obèses – même pas très gros – voient, pour leur part, leurs risques de développer une forme sévère multipliés par cinq. Avec les moyens de diagnostic dont on dispose, et la connaissance acquise durant ces derniers mois, nous pouvons donc identifier, en amont, les profils sociaux et individuels des malades et les risques d'aggravation. Et comme on le sait bien depuis 1918, les épidémies et les maladies contagieuses, si elles sont traitées suffisamment tôt, n'ont pas besoin de médecine très spécialisée : les généralistes suffisent.
Laetitia Gomez : Dans l'intérim, le problème, c'est que les droits sont attachés à l'entreprise et non à la personne. L'employeur est l'entreprise de travail temporaire, mais le contrat de travail correspond à la commande d'une entreprise utilisatrice. Dès lors qu'on n'a plus d'emploi, on est lâché dans la nature. La médecine du travail est particulièrement difficile à solliciter car quand un intérimaire revient de maladie, bien souvent son contrat est terminé. Au moment de la « consolidation », il n'a plus ni employeur ni emploi. Ce qu'il faudrait, c'est qu'il y ait continuité dans l'emploi et dans les soins. Pourtant, ce qu'on voit régulièrement, c'est la bagarre qui s'engage pour ne pas prendre en charge la visite médicale de reprise. Le nouvel employeur ? L'ancien ? Chacun se renvoie la balle et les salariés sont ballottés de l'un à l'autre.
Frédéric Villebrun : Cette crise sanitaire a révélé, de fait et malgré les hospitaliers, une logique « hospitalo-centrée » parce qu'on n'a pas eu la volonté d'organisation des soins primaires en ville. Nous n'avons actuellement pas la capacité d'un service public territorial de santé en ville. Si on ne dispose que de médecins en secteur 2 pour toute une population ou pas de médecin du tout dans un territoire, le seul recours, c'est d'aller à l'hôpital.
Frédéric Villebrun : Il faut donner davantage de moyens à l'hôpital, mais aussi repenser le système en ville. Il y a actuellement un embryon de réforme avec les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), mais ces structures reposent trop souvent sur un volontariat purement libéral et ne vont pas jusqu'au bout, puisqu'on ne donne pas les moyens, dans les territoires qui n'ont pas de médecins, de créer des centres de santé.
C'est pourtant bien ce qu'a recommandé, en 2017, une commission du Cese [Conseil économique, social et environnemental] : la création de centres de santé dans les déserts médicaux. L'État doit prendre la main, c'est son rôle. Il doit servir de pivot pour créer un service public de santé en coordonnant la création des centres de santé avec les professionnels de santé libéraux. Cette situation de pandémie a démontré que nous pouvions être efficaces, elle nous a forcés à mettre en œuvre des organisations nouvelles, à créer parfois des centres de consultation coordonnés, des centres de dépistage, et maintenant de vaccination.
Grigoris Gerotziafas : Les centres de santé sont des structures avec une mission précise. Ils ne visent pas seulement la préservation de la santé, mais aussi l'intervention thérapeutique précoce : plus on intervient tôt dès l'apparition des symptômes, plus grande est la probabilité de guérir. Par ailleurs, que disent les chiffres du Covid ? La pandémie est principalement gérée par l'hôpital. Quand les services de réanimation sont saturés, on passe au confinement pour réduire le nombre de cas positifs et diminuer le nombre de patients qui, ayant un Covid critique, vont finir en réanimation. C'est le Stop & Go.
Pour vaincre la pandémie, la France, et l'Europe, ont misé sur la vaccination. Or, ce n'est pas la solution miracle : nous manquons de doses, il faut un long travail de pédagogie au sein de la population, et comme tout autre médicament, les vaccins présentent certains problèmes. Nombre d'études épidémiologiques font penser que cette épidémie va durer. Si le Stop & Go se prolonge d'autant, les effets seront dévastateurs sur nos populations.
Laetitia Gomez : Nous ignorons combien d'intérimaires ont été touchés par le Covid car les entreprises nous opposent le principe de confidentialité. Mais nos retours nous montrent qu'à l'image des profils précaires décrits précédemment, ils paient le prix fort de cette pandémie. La CGT revendique une médecine du travail de branche, pour que les salariés intérimaires, qu'ils aient ou non un employeur, puissent bénéficier d'une visite médicale. On revendique que ce droit soit rattaché au travailleur, et non pas à l'entreprise, et que les entreprises de travail temporaire mutualisent leur service de santé.
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