Les Bibs de France et de Navarre devant le siège de Michelin
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Longtemps, Billancourt s'est désespérée de voir son île Seguin en friche. Le 27 mars 1992, la mythique usine Renault y fermait ses portes. Vingt-cinq ans plus tard, en avril 2017, on inaugurait la Seine Musicale sur la pointe aval de l'île. Dessinée par le Japonais Shigeru Ban, lauréat du prix Pritzker d'architecture en 2014, le lieu qui se veut le pendant, dans l'Ouest parisien, de la Philharmonie implantée porte de Pantin, est dédié à la musique, du jazz aux comédies musicales, en passant par le classique, le rock… Au-dessus de sa grande salle de 6 800 places, le jardin Bellini, installé sur le toit, donne l'impression aux badauds d'arpenter un paquebot arrimé au milieu de la Seine. À la proue, une énorme boule est ceinte d'une voile photovoltaïque qui se déplace lentement en suivant la course du soleil. En-dessous se trouve l'auditorium, tapissé de bois et de carton, marque de fabrique de l'architecte. Sur la façade du bâtiment, un immense écran géant, voulu par Shigeru Ban pour projeter les concerts en direct, est surtout dévoyé par un défilé de publicités. Sur le parvis, le pouce du sculpteur César, brandi vers le ciel, inspire un inoxydable optimisme. À l'opposé, sur la pointe amont, des grues s'activent sur le chantier de la future Foire internationale Paris+ par Art Basel, l'ex-Fiac. « Le promoteur Emerige a acquis en 2017 trois parcelles pour construire une fondation d'art contemporain, un cinéma et un hôtel. Le tout, assorti d'un jardin de sculptures, devrait être opérationnel en septembre 2026 », détaille lors d'une visite guidée Valentina Rubino. Elle travaille pour le Pavillon des projets, dont la vocation est d'informer sur les mutations qui s'opèrent dans le quartier.
Des discussions restent en cours quant à l'aménagement de la parcelle centrale. Bouygues Immobilier devrait y déplacer son siège et y construire des bureaux ; la mobilisation des riverains contre la bétonisation de l'île depuis 2011 devrait néanmoins aboutir à la création d'un jardin. Un nouveau cap pour ces 11,5 hectares d'espace insulaire situés entre Boulogne, Meudon et Sèvres, lovés dans une courbe de la Seine, vestiges d'un glorieux passé industriel. Le gazouillis des oiseaux, les essences de fleurs du jardin Bellini ont remplacé le bruit et les odeurs des ateliers de construction automobile de Renault-Billancourt. « Quand je me balade, je revois les chaînes de montage, les bleus de travail, j'entends le bruit de l'usine, je sens les huiles », se remémore Arezki Amazouz, ancien ouvrier spécialisé (OS) embauché en 1973 comme intérimaire, puis en CDI l'année suivante sur la chaîne de carrosserie, et aujourd'hui président de l'Association des anciens travailleurs de Renault-Billancourt de l'île Seguin (Atris). Pendant plus de soixante ans s'est jouée une autre partition en ce lieu où Louis Renault avait décidé d'amarrer son navire amiral, qui allait devenir une usine emblématique des luttes collectives.
Dans cette forteresse où ont travaillé jusqu'à 38 000 salariés s'est forgée une conscience de classe et une culture ouvrière à l'origine de nombreuses avancées sociales. « Renault-Billancourt a été le symbole de la lutte des classes. Elle a été une entreprise conflictuelle, mais le paradoxe, c'est qu'elle a été la source de grands progrès », témoigne Georges Hufschmitt, fringuant monsieur de 98 ans, ancien ingénieur, militant cégétiste et communiste, cofondateur de l'Atris.
Théâtre de grèves dures en 1936 et en 1968, l'usine donnait le tempo des mouvements sociaux. « Lorsque Renault éternue, la France s'enrhume », disait-on. C'est là que, le 27 mai 1968 au matin, se rendit en premier lieu Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, au terme des négociations de Grenelle. Le refus du protocole d'accord relança la grève dans la France entière. Renault ne reprit le travail que le 17 juin, après trente-trois jours et trente-quatre nuits de lutte. La mensualisation, la baisse des cadences, la prise en compte de l'ancienneté, la troisième puis la quatrième semaine de congés payés, la semaine de quarante heures ont été arrachées ici avant d'être généralisées à l'ensemble des salariés. « Cinquante-trois nationalités se côtoyaient à l'intérieur. Quand les équipes se relayaient, on se saluait dans toutes les langues. Les travailleurs ne regardaient pas s'ils étaient blancs, noirs ou jaunes. Le travail en chaîne était pénible, mais la fraternité était magnifique », raconte Arezki Amazouz, des souvenirs pleins la tête. Militant CGT, il s'est battu pour que les OS, majoritairement immigrés, puissent s'extraire de leur condition, « ne plus être OS à vie », comme le clamait un slogan. C'est ainsi que dans les années 1970, puis 1980, les OS menèrent des grèves difficiles, mollement soutenues par la CGT. « Jusqu'à la fin des années 1960, la prise en charge des revendications des ouvriers spécialisés immigrés est en effet marginale dans les organisations syndicales. La CGT, majoritaire, les organise en commissions par nationalités qui laissent de côté […] la stagnation des carrières des OS non français », écrit pour le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) l'historienne Laure Pitti, de l'université d'Évry. « J'avais un CAP ajusteur, j'étais régleur de métier, mais je suis resté OS toute ma vie », raconte Mhammed Fritah, membre de l'Atris, ancien ouvrier au département 14, dédié à la fabrication des moteurs de 4L, secteur parmi les plus frondeurs de l'usine qui a également travaillé sur les populaires 4 CV, Dauphine, l'Express…
Lorsque sort la dernière R5 blanche le 27 mars 1992, l'usine est exsangue. Les effectifs ont chuté à moins de 4 000 salariés, à cause des plans de licenciement successifs. « Lorsque la dernière voiture est sortie des chaînes de l'île Seguin, j'étais là. Figée, la gorge serrée, incapable de parler sauf pour manifester aux ouvriers restants, sombres et silencieux, combien je partageais leur tristesse. L'atmosphère était grave, tendue, dans une usine pratiquement déserte où, depuis des mois, d'immenses ateliers étaient réduits au silence », écrit dans l'hebdomadaire Politis Emmanuelle Dupuy, alors employée comptable, militante féministe qui, aujourd'hui âgée de 81 ans, anime des balades guidées en partenariat avec le Pavillon des projets.
« Lorsque la dernière voiture est sortie, la direction a proposé aux ouvriers d'emporter un outil en souvenir ; elle leur a aussi offert un sac rempli d'un bleu de chauffe, d'un pin's, d'une cassette vidéo, d'une montre. Et voilà, c'était fini. La moyenne d'âge était de 53 ans. Les ouvriers étaient trop vieux pour trouver un job, trop jeunes pour partir à la retraite. Des chaînes de télé patientaient à l'une des sorties de la rue Zola. Mais les salariés restaient sans voix, ils ne trouvaient pas les mots pour raconter ce trop-plein d'émotions », se souvient Arezki Amazouz. « La liquidation de 1992 ne fut que le symbole d'un phénomène beaucoup plus vaste : la disparition pratiquement totale de l'industrie dans toute la région parisienne. Et plus généralement encore, le fléchissement de toute l'industrie française qui a succédé à la période des Trente Glorieuses », écrit l'Atris dans une de ses brochures.
Une fois l'usine fermée, puis démolie en 2005, l'île a été comme frappée de malédiction, les projets tombant à l'eau les uns après les autres au gré des batailles politiques. La Fondation Pinault, les tours de Jean Nouvel, le campus numérique de Bolloré… Tous ont échoué à redonner vie à Seguin l'industrieuse. Mais son histoire se perpétue, les anciens travailleurs de Renault regroupés au sein de l'Atris veillent sur sa mémoire. « L'histoire de Renault-Billancourt fait partie de l'histoire de France. C'est grâce à la lutte de ses hommes et de ses femmes que des conquêtes sociales ont été obtenues. Ce n'est pas possible de les effacer au profit d'une histoire de belles voitures », considère Arezki Amazouz. En partenariat avec l'Atris, mais aussi avec l'association Renault histoire et l'Association de la maîtrise, de l'encadrement et des techniciens de l'île Seguin (Ametis), plus soucieuse de défendre les réalisations industrielles, le Pavillon des projets a créé une fresque chronologique exposée dans ses murs. A aussi été lancée, en 2023, « Voyage en industries », une déambulation dans les rues qui fait découvrir l'histoire de Renault à travers neuf capsules sonores. Guides à l'occasion, les anciens travailleurs encore vaillants pimentent la balade de souvenirs personnels : le métro Billancourt, qui dès 6 h 15 charriait des cohortes d'OS ; la place Bir-Hakeim et le bureau d'embauche avec deux files, l'une pour les immigrés, l'autre pour les Français ; la place Jules-Guesde – qu'ils continuent d'appeler place Nationale – où les ouvriers se rassemblaient lors des grèves. « L'histoire de Renault-Billancourt fascine encore et est empreinte de nostalgie. Il n'y a pas longtemps, lors d'une visite d'école, un petit garçon était accompagné de son grand-père, qui avait quitté sa Bretagne natale pour travailler dans l'usine », constate Valentina Rubino. Au milieu des aménagements en cours, l'Atris se bat pour la création d'un lieu de mémoire sur l'île-Seguin, « conformément à une décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise en 2018 », rappelle Valentina Rubino. Leur île. « Une île au large de l'espoir où les hommes n'auraient pas peur », comme le chantait Jacques Brel.
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