« Struthof », la mémoire de l'enfer
Le 27 janvier marquait le 80e anniversaire de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, symbole du génocide perpétré par l'Allemagne nazie. L'occasion de se souvenir qu'un camp de concentration avait également été ouvert sur le territoire français, en 1941. Le Natzweiler-Struthof se trouvait à une soixantaine de kilomètres de Strasbourg, sur le site de l’actuel Centre européen du résistant déporté. Un article paru dans la VO#9
Jusqu'où la haine, l'intolérance et une idéologie totalitaire et déshumanisante peuvent-elles mener ? Quand on se tient devant une chambre à gaz, un four crématoire, quand on entre dans les baraquements où l'on entassait des hommes, des femmes, quand on se fait expliquer leur quotidien, les meurtres, les maladies inoculées à titre expérimental, on voudrait bien penser qu'il s'agit de l'œuvre de monstres.
Ce serait négliger l'effarante « banalité du mal » dénoncée par la philosophe Hannah Arendt. Elle a couvert, en 1961, le procès du criminel de guerre Adolf Eichmann pour le magazine américain The New Yorker. Comment des hommes peuvent-ils infliger de tels traitements à d'autres hommes ? La réponse est peut-être de l'ordre de la mécanique, de l'obéissance, de l'absence de pensée autonome.
La mine de granite rose
Visiter un camp de concentration nazi n'est possible, en France, qu'à un seul endroit. À une soixantaine de kilomètres de Strasbourg, le Centre européen du résistant déporté accueille les visiteurs dans l'ancien camp de Natzweiler-Struthof.
Avant la Seconde Guerre mondiale, Struthof est un tranquille lieu-dit de villégiature, à 800 mètres d'altitude. En 1940, dans l'Alsace désormais annexée, les Allemands découvrent un filon de granite rose sur les pentes du mont Louise.
Le Reichsführer-SS Heinrich Himmler ordonne, en 1941, d'implanter un camp sur ce site pour exploiter la roche. Les détenus constituent une main-d'œuvre gratuite, mise au service des projets de monuments pharaoniques imaginés par le chancelier Adolf Hitler pour Germania – son rêve de nouvelle capitale du Reich, en lieu et place de Berlin.
Le Struthof, une entreprise « normale »
Dans le système nazi, un camp de concentration, est une entreprise « normale » gérée par les SS. Au Struthof, les détenus sont entassés dans des baraquements surpeuplés. Ils sont affamés, sales, éreintés par le travail, les brimades, la violence, le froid. Le camp-souche comporte une chambre à gaz et un four crématoire.
Il génère un réseau de plus d'une cinquantaine de camps qui lui sont rattachés administrativement de part et d'autre de l'actuelle frontière avec l'Allemagne. Entre 1941 et 1945, 52 000 personnes de plus de 30 nationalités sont déportées à Natzweiler et dans ses camps annexes. On estime à 3 000 le nombre de morts (surtout de faim, d'épuisement et de maltraitance extrême) du camp – 17 000 dans sa « nébuleuse ».
« C'était un enfer, mais un enfer réglementé. Il est assez incroyable de comprendre que les gardiens SS signaient un engagement à ne pas maltraiter les prisonniers. Il y avait toutefois l'exception de la tentative d'évasion, qui les autorisait à abattre le prisonnier sans sommation. Autre subtilité, les familles de prisonniers défunts recevaient une lettre expliquant le regret de l'état allemand, qui avait déployé tous les efforts pour prodiguer les soins nécessaires », explique Michaël Landolt, archéologue et directeur du Centre européen du résistant déporté.
Une perfidie extrême
Le système cultive une perfidie extrême. Il suffit de franchir une ligne le long d'un chemin interne au camp pour être abattu par un SS. Celui-ci bénéficie alors de jours de permission pour avoir empêché une évasion. Fréquemment, les gardiens SS exigent des kapos (des prisonniers chargés d'encadrer d'autres prisonniers) qu'ils poussent n'importe qui au-delà de la ligne, afin de bénéficier de cet avantage.
Les urnes funéraires sont envoyées et cyniquement facturées aux familles des prisonniers exécutés. Bien sûr, les cendres issues du four sont mélangées. Ces subterfuges permettent aux gardiens ayant abattu les prisonniers lors de ces « évasions » d'échapper aux poursuites au regard du droit international.
La mort n’est jamais loin
Le commandant du camp, Josef Kramer, a précédemment fait régner la terreur à Dachau, Mauthausen et Auschwitz. Le Struthof est aussi un lieu d'expérimentations atroces : tests de gaz de combat sur des humains, inoculation de maladies comme le typhus. L'une des plus horribles expériences documentées consiste à faire venir 86 juifs sélectionnés à Auschwitz, sur ordre du Dr August Hirt.
En août 1943, l'anatomiste les fait gazer pour, selon ses propres mots, composer une collection de squelettes « judéo-bolcheviques » constituant une « sous-humanité répugnante mais caractéristique ».
« Nuit et brouillard »
Dans cet enfer où la mort n'est jamais loin, les prisonniers sont privés de leur nom, remplacé par leur numéro de matricule. Pour identifier les différentes catégories de déportés, ceux-ci portent un insigne de couleur : triangle bleu pour les apatrides, rose pour les homosexuels, orange pour les Tziganes, rouge pour les politiques, essentiellement communistes ; étoile jaune pour les juifs.
Viennent ensuite les porteurs des lettres « NN » pour « Nacht und Nebel », en français « nuit et brouillard », autrement dit des déportés destinés à disparaître sans laisser de traces.
L'un d'entre eux, Roger Linet, métallurgiste CGT récemment disparu, raconte le système de solidarité mis en place à l'intérieur du camp. Chacun prélève de son maigre repas un morceau « gros comme un ongle » afin d'en faire bénéficier les plus affaiblis.
Une solidarité nécessaire
Cette solidarité aide à maintenir l'humanité, et elle peut parfois prendre des formes inattendues, par exemple quand des communistes aident des catholiques à pratiquer leur culte clandestinement.
Durant toute l'existence « fonctionnelle » du camp, on recense une seule tentative d'évasion réussie. Elle a lieu le 4 août 1942. Faisant preuve d'une audace extrême, cinq détenus dérobent des uniformes SS à la lingerie. Ils s'emparent ensuite de la voiture d'un officier allemand pour franchir le poste de garde. L'un des cinq évadés est rattrapé et pendu dans le camp trois mois plus tard.
Différentes évolutions
Depuis sa libération, en 1945, le Struthof connaît différentes périodes. Il fait d'abord office de centre de détention pour des prisonniers de guerre, des collaborateurs condamnés par la justice française, certains bâtiments sont détruits.
En 1976, un incendie ravage la baraque musée. Il est revendiqué par le « groupe de combat alsacien » les Loups noirs. D'autres attaques négationnistes ont également lieu pour tenter de remettre en cause le gazage des 86 juifs dans le camp.
« Il y a un vrai travail de transmission de la mémoire qui s'opère ici. », Guillaume Landelot, guide sur le site
Parmi les visiteurs (226 000 en 2023) de l'ancien camp de concentration, du mémorial et du musée, une petite moitié est composée de groupes scolaires. Guillaume Landelot, l'un des guides du site, observe régulièrement leurs réactions. « On voit sur les visages que les gens sont rarement indifférents. Certains jeunes sont parfois dissipés, mais d'autres les reprennent. Il y a un vrai travail de transmission de la mémoire qui s'opère ici. Viennent aussi des familles qui sont à la recherche de leur passé familial. »
En novembre 2023, c'est avec le souci d'un hommage à rendre, et notamment à Roger Linet, matricule 4487, leur camarade, que les membres de la direction de la Fédération CGT de la métallurgie se rendent au mémorial du Struthof. Dans son discours, Frédéric Sanchez, secrétaire général de la fédération, ne manque pas de faire le parallèle avec les dangers portés par l'extrême droite aujourd'hui.
« Ne nous voilons pas la face. Notre époque est loin d'être à l'abri de ces horreurs. Le danger est bien présent. Il suffit de voir, pas plus tard que la semaine dernière, débarquer dans les rues de Lyon, [au cours d']une réunion sur la Palestine, ces groupes d'extrême droite, armés de barres de fer. C'est ainsi que le national-socialisme a débuté sa funeste carrière, en inondant la rue de violence, en s'en prenant à tous les citoyens […]. L'extrême droite, qu'elle soit Le Pen ou Zemmour, mène toujours au même point : la négation de la dignité et l'indifférence pour la vie humaine. »
Pour la mémoire
Parmi les participants, Sami El Messaoudi, animateur du collectif des jeunes métallurgistes CGT, se déclare particulièrement touché par cet hommage : « Nous sommes allés en novembre au Struthof. Il y avait du vent et on a suivi le même parcours que les déportés. On a vu où ils débarquaient sous les coups, où ils étaient déshabillés, rasés, désinfectés avec des produits qui les faisaient souffrir. Dès qu'ils arrivaient, ils étaient déshumanisés, on les emmenait à la carrière. […] Et puis il y avait cette indifférence des gens qui voyaient passer les convois. »
Une visite nécessaire, par les temps qui courent, pour Sami El Messaoudi : « Alors, oui, les jeunes qui sont venus ici ont été marqués de voir qu'on pouvait abaisser l'homme au niveau de l'animal. Ils ne le mesuraient pas auparavant. Mais, a contrario, on a vu aussi qu'il y avait des grands noms dans la Résistance et dans la CGT. C'est grâce à eux que la France a été libérée. Bien sûr, les jeunes qui sont venus ici font le parallèle avec la montée de l'extrême droite aujourd'hui, car l'extrême droite reste l'extrême droite. »
Cet article a été publié dans La Vie Ouvrière #09.