Ce que coûte le capital aux entreprises.
Si tout le monde disserte sur le coût du travail, le coût du capital reste un tabou. Pourtant, il est depuis près de trente ans devenu prohibitif. Retour, avec l'un de ses auteurs, sur une étude qui tente de l'évaluer.
Laurent Cordonnier est maître de conférences à l’université Lille 1 et chargé de cours à Sciences-Po Lille. Il est chercheur au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé – CNRS) et membre des Économistes Atterrés.
Votre étude parle de coût du capital et de surcoût du capital, pouvez-vous nous éclairer sur ces différentes notions ?
Laurent Cordonnier : Il peut en effet exister une confusion. Parce que le capital lui-même a deux sens très différents. Quand on parle du capital, on peut parler du capital au sens productif. On fait alors référence aux moyens de production machines, usines, infrastructures, matériel de transport, ordinateurs etc. qui sont immobilisés dans l'entreprise à des fins productives pour s'associer au travail et améliorer son efficacité. Ce stock de biens d'équipement s'use ou devient obsolète et on doit donc chaque année en renouveler une partie pour maintenir ses performances. Ce sont ces dépenses qu'on pourrait appeler le coût économique du capital. On peut le mesurer en ne considérant que la partie qui s'use ou devient obsolète, représentée par les amortissements, ou en prenant en compte tout l'investissement en biens capitaux neufs parce qu'on considère que l'entreprise doit aussi progresser et ne pas simplement reconduire à l'identique son capital productif. Voilà pour le premier sens du capital, le capital comme moyen de production.
Et qu'en est-il du deuxième sens ?
Laurent Cordonnier : C'est le capital entendu comme moyen de financement accordé aux entreprises pour acheter ces biens. Comment en effet l'entreprise est-elle devenue propriétaire de ces équipements, comment a-t-elle pu se les acheter ? Il y a deux réponses possibles. Soit elle les a acquis avec les fonds propres de l'entreprise, c’est-à-dire les profits mis en réserve ou les augmentations de capital, soit elle a emprunté. Dans le premier cas elle a eu recours à l'argent de ses actionnaires, dans le second à l'argent des prêteurs. Mais les prêteurs comme les actionnaires réclament une contrepartie pour l'avance de leur épargne : ils sont rémunérés soit sous forme de dividendes soit sous forme d'intérêts. Au coût économique du capital s'ajoute donc un deuxième coût : le coût de son financement constitué des intérêts et des dividendes.
Que représente alors le surcoût du capital ?
Laurent Cordonnier : Nous y arrivons. Il convient de bien distinguer ces deux coûts, économique et financier. Il va de soi qu'on ne peut pas contester l'utilité du premier. Le deuxième est en revanche plus discutable. Il faut en effet s'interroger : les dividendes perçus par les actionnaires comme les intérêts perçus par les prêteurs correspondent-ils véritablement à un service économique rendu ? Ou, si vous préférez, dans la totalité des dividendes et intérêts perçus quelle est la part qui correspond réellement à la rémunération de ce qu'on pourrait appeler une contribution à la production ? Il nous semble qu'il y a deux raisons pour lesquelles il est légitime de rémunérer les prêteurs et les actionnaires. La première, c'est qu'ils prennent à leur charge le risque, toujours possible, de faillite de l'entreprise. La seconde, c'est que le fonctionnement du système financier a un coût. On peut donc considérer que les intérêts et les dividendes doivent compenser les frais de collecte et d'aiguillage de l'épargne, comme l'évaluation des projets d'entreprise. Ce que nous appelons le surcoût du capital, c'est la partie du coût financier qui reste quand on a ôté ces rémunérations justifiables. C'est donc la partie des dividendes et intérêts versés qui ne rémunère ni un service économique rendu à l'entreprise ni une prise de risque du prêteur.
Peut-on calculer ce surcoût et à combien l'évaluez-vous ?
Laurent Cordonnier : C'est tout l'objet de notre étude. Elle montre qu'une grande partie de la rente financière n'est pas justifiée par des raisons économiques. Cette part, nous l'avons calculée pour l'ensemble des sociétés non financières. Pour aller vite, en flux, ce sont les intérêts et dividendes nets versés par les entreprises. Mais surtout, pour en donner un bon ordre de grandeur, nous l'avons rapportée au vrai coût du capital, son coût économique, évalué par le montant des investissements (FBCF) (2) ou, mieux, par la part d'investissements consacrée à compenser l'usure ou l'obsolescence du capital productif (3). Nous obtenons ainsi un indicateur du surcoût du capital, autrement dit la surcharge constituée par la rente indue lorsqu'on achète disons 100 euros de machine. Selon nos calculs, ce surcoût se situe entre 50 % et 70 %. Autrement dit, quand une entreprise achète pour une valeur de 100 euros de machine, il lui en coûte en réalité entre 150 et 170 euros, du seul fait qu'elle doit s'acquitter d'une rente sans justification économique. C'est considérable.
Ce régime de surcoût du capital, de quand peut-on le dater ?
Laurent Cordonnier : Très clairement, les fusées se mettent en route au tournant des années 80 aux Etats-Unis et en Angleterre. Un peu plus tard en France où le big-bang financier intervient en 1986-1987. Le signal du départ c'est l'arrivée de Reagan et Thatcher au pouvoir et deux réformes politiques majeures : la libéralisation des marchés financiers et la liberté de circulation des capitaux dans le monde. C'est sur fond de ces grandes réformes structurelles qu'on assiste alors à la montée en puissance des investisseurs institutionnels, c’est-à-dire de ceux qui se sont institués comme intermédiaires entre les épargnants et l'entreprise. Ce sont les fonds de pension, les fonds d'épargne mutuels, les compagnies d'assurance qui, en France, jouent un rôle considérable à travers les contrats d'assurance-vie. Tous ces nouveaux intermédiaires drainent l'épargne de millions d'agents économiques. Concentrant cette épargne entre leurs mains, ce sont eux qui font les choix de placement ou de portefeuille.
Et ce sont eux qui exercent une contrainte nouvelle sur les entreprises sous la forme de création de valeur pour l'actionnaire ?
Laurent Cordonnier : Eux et la libéralisation des marchés financiers. Ce pouvoir sur l'entreprise s'exerce en effet par différents canaux. Le plus évident, mais sans doute pas le plus disciplinaire, c'est celui de « l'activisme actionnarial ». Ces investisseurs sont en effet suffisamment importants pour ne pas se désintéresser des assemblées générales et de la composition des conseils d'administration. Ils interviennent donc directement dans les choix stratégiques des entreprises en étant présents dans les assemblées générales et en participant activement à la désignation des membres des conseils d'administration. Le deuxième canal, c'est celui de la sanction du marché, de la sanction boursière. Il est sans doute le plus puissant. Quand une entreprise ne se soumet pas aux exigences de rendement de ces investisseurs institutionnels, elle risque fort de les voir bouder ses actions et les revendre. Ce qui, globalement, risque de diminuer la demande pour leurs titres, de faire baisser les cours et d'exposer ces entreprises aux risques d'OPA plus ou moins hostiles. Cette discipline de marché est une contrainte considérable. Elle envoie en effet aux dirigeants un signal très clair : s'ils veulent se maintenir en place, ils doivent tout faire pour soutenir le cours de leur action ; s'ils ne veulent pas que leur entreprise devienne la proie de concurrents, ils doivent se plier aux vues des investisseurs institutionnels et donc respecter les conventions en place. S'il faut faire 15 % de retour sur fonds propres, il faut tout faire pour y arriver. C'est par ce canal que s'énonce la norme de rendement et qu'elle se perpétue.
Et cette norme, elle tombe du ciel ?
Laurent Cordonnier : Pas complètement. Elle est au départ initiée par les fonds de pension qui veulent pouvoir servir une retraite correcte à leurs mandants. Ils doivent donc dégager ce qu'on appelle un « rendement exigible » et, tous calculs faits, grosso modo, il faut obtenir les 15 % de retour sur fonds propres. Ce qui peut être un objectif inatteignable.
Et assez incompatible avec la croissance économique…
Laurent Cordonnier : Cette norme entre évidemment en contradiction avec développement des firmes. Et c'est d'ailleurs là, sans doute, son effet le plus considérable. Elle exige des entreprises et de leurs dirigeants qu'ils se concentrent uniquement sur la frange des projets d'investissement susceptibles d'être les plus rentables. Et, malheureusement, le capitalisme est ainsi fait qu'il y a moins de projets très rentables que de projets moins rentables. Cette norme crée donc un effet de sélection draconien sur les projets d'investissements mis en avant.
Comment peut-on sortir de ce cercle vicieux ?
Laurent Cordonnier : C'est facile à dire, ce n'est pas facile à faire. Facile à dire : il faut renverser le pouvoir de la finance conquis au détriment de l'entreprise. Difficile à faire parce qu'il faut dégager les voies qui permettraient d'y parvenir et qu'un certain nombre d'entre elles sont sans doute, actuellement, hors de portée des forces politiques et sociales qui pourraient le réclamer. Une des voies imaginables cependant est de modifier par la loi la composition des conseils d'administration ou des conseils de surveillance. Il s'agirait de renforcer le pouvoir des autres parties prenantes de l'entreprise pour remettre à sa place celui des actionnaires, lequel devrait toutefois être défini. Les autres acteurs de l'entreprise ce sont évidemment les salariés mais ce pourrait être aussi les représentants des territoires sur lesquels les entreprises sont implantées ou encore les usagers et les consommateurs. Il paraîtra peut-être un jour aberrant que nous ne soyons pas, nous consommateurs, au Conseil d'administration de Numéricable ou de Bouygues Télécom…
En Allemagne, l'obligation de soumettre les décisions aux conseils de surveillance, où les salariés sont très représentés, a-t-il pas permis de limiter les excès de la financiarisation ? De limiter par exemple les délocalisations et de préserver le « made in Germany » ?
Laurent Cordonnier : Effectivement, la représentation des salariés est très forte en Allemagne notamment dans les entreprises de plus de 5 000 salariés où il existe la parité. Ce n'est évidemment pas la garantie que l'économie se mette à fonctionner dans l'autre sens, ni même l'assurance qu'elle ne maintienne pas des stratégies financières. Mais tout de même, quand on observe les choses de près, on peut dire que l'enjeu industriel a été préservé. L'Allemagne est non seulement un très grand pays d'industrie mais elle a encore augmenté sa puissance industrielle et je suis persuadé que cela est en partie dû au fait que les considérations financières sont contrebalancées par cette logique de production et de développement des entreprises.
On n'a pas eu en Allemagne de Tchuruk, l'ancien PDG d'Alcatel, qui préconisait des entreprises sans usines…
Laurent Cordonnier : Tout à fait. Et, deuxième élément, on a vu que pendant la crise le chômage n'est pas monter en flèche bien que la récession ait été très brutale en Allemagne, plus brutale que chez nous. C'est que les entreprises ont pratiqué ce que les économistes appellent, c'est inélégant mais parlant, de la rétention de main d'œuvre. Elles ne se sont pas mises à licencier à tour de bras même si la production baissait de 10 %. Elles se sont efforcées de conserver leur personnel et les compétences acquises. En utilisant leur trésorerie et les formules de chômage partiel. Je ne dis pas que changer la composition des conseils d'administration renverserait complètement le modèle économique, mais enfin cela aboutirait sans doute à d'autres décisions que la brutalité de certains licenciements boursiers.
Et la la régulation financière est-elle une voie qui reste à explorer ?
Laurent Cordonnier : Oui, mais c'est un autre chapitre. Remettre au pas l'ensemble des institutions financières, et en particulier faire tout ce qui est en notre pouvoir pour diminuer l'effet de levier de tous ces fonds qui, grosso modo, n'empruntent que pour réinvestir d'un point de vue purement financier, c'est tout un continent. Mais il est incontestable que c'est une partie du problème. En particulier si on pense que pour desserrer l'étau sur les entreprises il faudrait garantir des taux d'intérêt très bas sur le très long terme. On peut en effet penser qu'une des raisons pour lesquelles l'économie ne redémarre pas en Europe tient au fait que les entreprises craignent que les taux d'intérêt, bien que bas, ne remontent rapidement. Nos anciens banquiers centraux, qui au moindre signe avant coureur d'inflation remontaient les taux d'intérêt, ont nourri cette crainte. Pour les entreprises, s'endetter aujourd'hui même à des taux d'intérêt bas ne constitue nullement une garantie qu'il n'y aura pas de retour de bâton dans trois ou quatre ans. Pour sortir de cet étau financier il faudrait que nous ayons une politique monétaire très engagée vers le plein emploi et les taux d'intérêt bas. Mais il faudrait s'assurer alors que le crédit n'ira pas à la spéculation boursière. Il faut donc trouver, inventer des dispositifs pour qu'il y ait plusieurs canaux de la politique monétaire.
D'où l'expression c'est facile à dire et pas tout à fait facile à faire…
Laurent Cordonnier : Oui, mais ce n'est pas parce que ce n'est pas facile à faire qu'il faut s'interdire de le penser. Le penser d'abord et se demander ensuite comment il est possible d'atteindre l'objectif.