« Dans l'histoire de l'art, les crucifixions sont des scènes héroïques, mais la réalité est abominable », témoigne Najah Albukai, dessinateur syrien. Né à Homs en 1970, ancien étudiant des Beaux-Arts de Damas puis de Rouen il participe aux manifestations contre le régime au début du soulèvement qui engage le pays en mars 2011. En 2012, puis en 2014, il est arrêté, et enfermé en particulier dans le sinistre centre 227 des services de renseignements. Les prisonniers y sont entassés dans de petites cellules, soumis à la quasi-nudité, à la torture, à l'humiliation, à la mort, à l'obligation de porter des cadavres…
Parmi eux, des enfants de douze ou quatorze ans. Ou des militants des droits humains. Ou des réfugiés palestiniens du camp de Yarmouk, totalement détruit lors du siège (hiver 2012 — été 2013) et où ne restent plus que 6 000 « habitants » sur les 160 000 que comptait le camp avant la guerre.
Grâce à la détermination de sa compagne, Najah Albukai parvient à fuir et vit aujourd'hui en France. Sa mémoire de l'horreur s'exprime dans tous ses dessins et gravures.
En 2018, Libération publie plusieurs de ses dessins. Des écrivaines et écrivains, de diverses origines ou sensibilités, sidérés par l'horreur, décident alors de partager leurs réactions ou leurs réflexions dans un ouvrage commun. Les témoignages de Najah Albukaï ne sont certes pas les premiers. Les horreurs vécues par le peuple syrien, notamment dans les prisons du régime, sont largement documentées. Mais le trait noir de Najah Albukaï disant l'insupportable ont suscité ce cri commun contre l'injustice, l'impunité, la « syrianisation du monde » selon l'expression de Farouk Mardam-Bey qui voit en la Syrie une métaphore des dérives du monde.
Leurs écrits se retrouvent dans un livre, Tous Témoins, accompagnant les dessins et gravures de Najah Albukaï, publié par les éditions Actes Sud, dix ans après le début du soulèvement de la population syrienne en mars 2011. Un soulèvement qui a débuté à Dera'a, après l'arrestation et la torture d'adolescents soupçonnés d'être les auteurs de graffitis contre le régime de Bachar al Assad, peu après la chute des régimes de Zine el -Abidine Ben Ali et Tunisie puis de Hosni Moubarak en Égypte qui avait soulevé l'espoir des peuples de la région et contribué à briser le mur de la peur.
Très vite, la protestation s'est alors transformée en soulèvement populaire pacifique dans tout le pays pour la démocratie et contre la corruption, la prédation des richesses par des clans familiaux, l'arbitraire et la violence du système sécuritaire du régime. Et contre le régime lui-même, Bachar al-Assad ayant succédé comme « président de la République » en juillet 2000 à son père Hafez, qui était au pouvoir depuis 1971.
Mais ces dix ans marquent aussi le début de la répression violente, massive et systématique que le régime a immédiatement déployée pour empêcher d'emblée toute négociation et toute alternative. Une répression qui a entraîné une militarisation de la résistance dans un rapport de force totalement asymétrique puis permis de fait l'entrée dans le pays (à l'été 2014) des forces djihadistes de l'Organisation « État islamique » (Daech) née en Irak à la suite de la guerre menée par les États-Unis, de la dévastation de l'Irak et de sa division sur des bases confessionnelles.
Bombardements, utilisation de l'arme chimique (notamment en août 2013 dans la Ghouta, à l'est et au sud de Damas)… la guerre contre le peuple syrien a provoqué au moins 380 000 morts, dont plus de 20 000 enfants, et l'on compte quelque 200 000 personnes portées disparues, le régime commençant à adresser aux familles des certificats de décès de leurs proches des années plus tard.
L'agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) recense (sur un peu plus de 17 millions de Syriens) 6,7 millions de déplacés internes et 6,6 millions de réfugiés syriens dans le monde, dont 5,6 millions accueillis dans des pays voisins, en particulier au Liban, en Jordanie et en Turquie. La géographe Leila Vignal (Son dernier ouvrage War-Torn : The Unmaking of Syria, 2011–2021 devrait être prochainement traduit en français) évoque les destructions comme arme de guerre, celles-ci ayant entraîné le démembrement du pays, les déplacements massifs de population, auxquels a succédé une réappropriation de quartiers entiers par des promoteurs.
Soutenu par l'Iran et la Russie (depuis 2015), Bachar al-Assad semble avoir aujourd'hui repris en main le pays. Mais un pays sous tutelles ou occupations étrangères tandis que la région est confrontée à une guerre d'hégémonies (qui engage l'Arabie saoudite, les Émirats, l'Iran, la Turquie… et dont a su jouer Israël, alors soutenu par Donald Trump).
La guerre a aussi cristallisé des oppositions confessionnelles que le soulèvement de 2011 avait permis de transcender, et la Syrie est aussi totalement exsangue. L'UNHCR y recense 13,4 millions de personnes dans le besoin.
À l'issue de la guerre menée par les forces d'occupation israéliennes contre la population palestinienne assiégée à Gaza, à l'hiver 2008-2009, le juge Richard Goldstone, mandaté par l'ONU, dénonçait une culture de l'impunité, source de la perpétuation des conflits et de la violation du droit. Une impunité en jeu aussi en Syrie aux lourdes conséquences pour l'avenir.
Et pourtant, nous savions. Nous savons. Philippe Claudel rend grâce au dessin : « Dans l'épiphanie du scandale/il placera le crime au cœur de l'évidence ». Laurent Gaudé interroge, lui, l'universalisme « face à la réalité brute de tous ces pays en lambeaux dont nous suivons le destin sans parvenir à l'améliorer ». Et Wajdi Moawad invoque cette « crevasse béante de la conscience qui dit et rappelle, cela se passait pendant que le monde allait ».
Les dessins et gravures de Najah Albukaï devaient être exposés du 18 au 30 avril à la Galerie Fait et Cause (rue Quincampoix à Paris) notamment grâce à Amnesty International et à l'association Pour Que l'Esprit Vive. Une initiative interrompue par le confinement. Qu'il faudra retrouver.
Tous Témoins, Dessins de prison Syrie, octobre 2015 — juin 2020 Najah Albukai et collectif (Actes Sud)
Dans son dernier livre « Les Pouvoirs de la musique sur le cerveau des enfants et des adultes », le neurologue Pierre Lemarquis décrit les bienfaits insoupçonnés de la... Lire la suite
En publiant Un dictionnaire inattendu de pédagogie, Philippe Meirieu invite les profs – et tous ceux qui s’intéressent à l’école – à réfléchir à ses enjeux sociaux... Lire la suite
