
Quel Travail ? : quand l’artiste contemporain rencontre l’ouvrier
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« Uzeste, c'est l'alliance de la poésie et de la musique, une manière d'envisager la musique comme l'art de la relation. On joue beaucoup sur les mots pour échapper à la mondialité. La pensée critique n'est pas de saison car elle est dangereuse pour les carrières. Mais l'artiste authentique est un chercheur réfractaire à tout système fini. C'est un commencement qui n'en finit pas, c'est éperdu d'avance. » Ainsi parlait Bernard Lubat, assis aux côtés de son complice Fabrice Vieira, les deux musiciens maîtres d'œuvre de la 48e Hestejada de las arts qui se déroule jusqu'au 23 août, à Uzeste.
Durant une semaine, le village de 470 habitants situé au sud-est de Bordeaux (Gironde) vit au rythme de ces rencontres détonantes, où s'entremêlent improvisations, concerts de jazz et d'amitiés swinguantes, débats, projections de films, performances artistiques. Au programme de cette édition dédiée à Gilles Defacque, artiste clown, co-fondateur du Prato (théâtre à Lille), et au cinéaste Jean-Pierre Thorn : un spectacle du compagnon de route André Minvielle, la danseuse et chorégraphe Maguy Marin ; les deux accordéonistes Gérard Luc et Didier Ithurrsary ; des débats sur l'industrie musicale, le droit universel à l'alimentation, les travailleurs de plateformes… A l'heure de la marchandisation de la musique, alors que le festival voisin de Marmande Garorock a été racheté par le géant allemand de l'évènementiel CTS Eventim, Uzeste se veut un laboratoire, un lieu d'expérimentations et de résistances à taille humaine, ancré dans la ruralité. Le public est invité à errer à travers les notes et les mots, à se laisser surprendre par les improvisations d'artistes en fusion. « Des festivals, il y en a partout : le festival de la moule à gaufre, le festival de la connerie…Alors, on a changé de nom pour hestejada qui signifie la fête de l'année en langue d'oc. Uzeste est une abstraction ludique, l'expression qu'il est possible de s'inventer. Les gens qui viennent ici cherchent en dehors des clous. L'école n'a pas appris à écouter et à entendre et le système s'est engouffré pour nous vendre toute sa merde acoustique. La musique que tu écoutes à la radio, c'est l'esthétique du capitalisme, qui nous rend sourd à nous-mêmes et aveugles à l'autre. Or, la musique est l'expression de la condition humaine. Il y a une différence entre éducation populaire et démagogie participative. Uzeste, c'est de l'éducation populaire, ce n'est pas gagné à l'avance. Il n'y aura jamais 10 000 personnes ici, parce que cela ne sera jamais simple », soliloque Bernard Lubat, cofondateur. Dans le petit quotidien provisoire l'Uzeste, Fabrice Viera écrit : « On ne pense pas programmation mais rencontres, relations, amitiés. Ici, les artistes deviennent libres parce que l'émancipation est au cœur du projet artistique. »
A l'ombre des platanes majestueux, dans le parc de la Collégiale, est plantée la cabane du gemmeur (ouvrier chargé de récolter la sève des pins), une buvette construite en bois et qui témoigne de l'engagement indéfectible de la CGT depuis 1989. Un partenariat qui illustre l'implication historique de la CGT dans le champ culturel, des bourses du travail aux festivals de Cannes et d'Avignon. « La culture est un élément déterminant du contrat politique, explique Alain Delmas, militant syndical à l'origine de ce rapprochement singulier. Uzeste musical va à l'encontre des goûts musicaux et des idées dominantes. » Tout ce petit monde apprend des uns, des autres.
« Ici, il y a une articulation entre la société civile, les artistes, les chercheurs. Les trois sphères se frictionnent, tu mélanges, tu secoues et il en ressort des trucs. Uzeste, du fait de la proximité avec les artistes, contribue à casser les barrières avec un syndicalisme ouvrier qui croit parfois que la création est réservée à une élite », enchaîne Alain Delmas. Lequel avoue avoir cheminé au contact de ce compagnonnage. « Uzeste renforce ma curiosité et nourrit ma réflexion sur l'action syndicale. Ce rapport à l'art t'amène vers une autre vision du monde. Dans le syndicalisme aussi, tu dois bien souvent improviser, inventer. Quand tu arrives ici en ouvrant les écoutilles, cela t'aide ensuite à élargir ton point de vue et à accepter l'autre. » A la terrasse du Café des sports, Bernard Lubat estime que « la CGT nous a permis de ne pas sombrer dans le divertissement. On cherche ensemble à résister, à rapprocher la classe ouvrière et les artistes. L'artiste fait partie du monde du travail, il a une fonction sociale comme l'ouvrier à l'usine, le paysan aux champs. L'artiste n'est pas au-dessus de la mêlée, il est dans la mêlée. Le fait que la CGT soit là signifie qu'on affronte les complexités de la société ».
Concrètement, la CGT contribue à organiser des débats, tient une buvette et se charge en partie de l'accueil et de la sécurité du public. Au total, une quarantaine de militants bénévoles s'activent, tôt le matin jusque tard la nuit. Parmi eux, Lydie Delmas, à qui l'on doit des débats sur le féminisme et la condition des femmes. « Cette année, nous échangerons sur les masculinismes. L'année dernière, on avait discuté de la montée des extrêmes droites et des risques pour les femmes en Europe. Il y a deux ans, nous avions organisé une rencontre entre des femmes iraniennes, afghanes et congolaises, c'était fabuleux », raconte cette ancienne infirmière. Habitué des lieux depuis 2010, Souleyman Bachir prend carrément une semaine de congés et quitte Paris pour se charger cette année de la coordination sécurité. « Ce sont des vacances énergisantes, je me nourris de plein de choses ici. J'ai la chance de travailler avec des artistes, des artificiers, des chercheurs qu'on côtoie au jour le jour. On mange ensemble, on fait la vaisselle ensemble, on invente ensemble. » Par ailleurs militant cégétiste dans un établissement public parisien, Souleyman Bachir se félicite qu'Uzeste musical l'ait fait évoluer dans ses pratiques syndicales et professionnelles. « Ce laboratoire m'aide à comprendre comment les autres fonctionnent et à fédérer des collectifs de gens qui pensent différemment. » Pascal Lachaud, ancien directeur du groupement bio des Hautes-Pyrénées, et intervenant lors d'un débat sur l'alimentation, connaît Uzeste depuis plus de trente ans. « J'y trouve une humanité apaisée. Ici, il n'y a ni grand ni petit, tu peux échanger avec tout le monde. Des archipels se relient pour faire créolité. »
Un peu plus loin, après avoir enjambé un petit pont de bois, l'association Avis de chantier invite le public à construire un atelier pour Gaza sous forme de tour de Babel en cartons. La projection du documentaire israélo-palestinien No Other Land, en présence de Rony Brauman, ex-président de Médecins sans frontières, a fait salle comble dans la menuiserie du village. Le matin même, des artistes musiciens ont conclu leur déambulation à travers rues et sous-bois par la courageuse déclaration d'Avignon au nom de la Palestine. « Le rapport à la musique est un rapport vivant. L'hyper massification de l'industrie musicale conduit à une censure soft, un nouveau totalitarisme de la culture. Spotify et consorts s'appuient sur une économie de l'attention, une diffusion en flux continu pour rendre captif l'individu, qu'il n'ait plus le temps de réfléchir », dénonce Fabien Barontini, qui a travaillé pendant quarante ans dans l'organisation de festivals de musique. Uzeste, on l'aura compris, se veut l'exact contraire.

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