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Patronat

« Ce n’est pas un capitalisme d’héritiers, c’est un capitalisme bureaucratique »

8 octobre 2025 | Mise à jour le 8 octobre 2025
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« Ce n’est pas un capitalisme d’héritiers, c’est un capitalisme bureaucratique »

En janvier 2025, Bernard Arnault, le PDG de LVMH, avait dénoncé le projet de hausse temporaire des impôts sur les bénéfices des grandes entreprises prévu dans le budget, qu’il avait qualifié de « taxation du “made in France” ».

La surtaxe sur les bénéfices des grandes entreprises, qui pourrait être à nouveau à l'étude dans le budget 2026, met vent debout le Medef. En début d'année, Bernard Arnault, patron de LVMH, s'y était déjà publiquement opposé. François-Xavier Dudouet, coauteur des grands patrons en France – du capitalisme d'État à la financiarisation, analyse la réalité sociologique de ces grands dirigeants d'entreprises et leur rapport à la finance. Le sociologue nous offre un éclairage sur ces top managers qui ne sont plus des héritiers mais font carrière, et qui œuvrent à faire grimper le cours des actions pour augmenter leurs propres revenus financiers. Une logique qui interroge leur rôle et leur utilité sociale.

Chercheur au CNRS en sociologie politique et morale, et directeur adjoint de l'IRISSO à l'Université Paris Dauphine, François-Xavier Dudouet étudie les logiques de domination et la formation des élites à l'échelle internationale et analyse la gouvernance des grandes entreprises. Dans cet entretien, il démonte une idée reçue persistante : contrairement à ce que laissent croire certains dirigeants, « les actionnaires ne sont pas propriétaires des entreprises ». Une confusion qui éclaire les pratiques managériales contemporaines, les modes d'enrichissement des dirigeants et les transformations profondes du capitalisme.

« Beaucoup de dirigeants d'entreprise ont une vision très patrimoniale de leur rôle. Chaque fois qu'ils considèrent que l'entreprise paie un impôt, ils ont l'impression que c'est eux-mêmes qui le paient. C'est une conception archaïque du capitalisme et du patronat, aujourd'hui en voie de disparition. Cela ne signifie pas que les autres dirigeants, ceux qui ne sont pas actionnaires majoritaires, apprécient de payer des impôts. Mais la confusion entre leur situation personnelle et celle de l'entreprise est typique de nombreux patrons qui s'identifient entièrement à leur société, comme s'il s'agissait de leur propriété. Or, un impôt sur les sociétés n'a rien à voir avec un impôt sur les actions : ce sont deux choses totalement différentes.

Partout dans le monde, la grande majorité des dirigeants ne détiennent qu'une part marginale du capital. Ils sont certes actionnaires, suffisamment pour gagner énormément d'argent, mais rarement majoritaires. L'entreprise est en réalité dirigée par ce qu'on appelle les managers, autrement dit les gestionnaires : des personnes issues des grandes écoles et accédant progressivement aux plus hauts postes.

La situation est différente dans les petites entreprises, où les dirigeants sont généralement actionnaires majoritaires. Le problème est de distinguer deux cas: ceux qui héritent directement de leur capital, comme Arnaud Lagardère ou François-Henri Pinault, et ceux qui, comme Vincent Bolloré ou Bernard Arnault, héritent d'une petite société qu'ils développent ensuite en de puissants groupes. Contrairement à l'idée reçue, il ne s'agit pas d'un capitalisme d'héritiers, mais bien d'un capitalisme bureaucratique et managérial. Seule la maison Hermès fait encore figure d'exception, avec une forte présence familiale dans la direction.

Des dirigeants issus des classes moyennes supérieures

Aujourd'hui, les majorité des grands groupes sont pilotés par des diplômés d'HEC, de l'ENA, de Polytechnique ou d'écoles de commerce internationales. Jusqu'aux années 1990, la domination revenait plutôt aux ingénieurs de Polytechnique ou aux diplômés de Sciences Po et de droit. Les parcours en finance, en MBA, en commerce se sont imposés depuis les années 2000. L'ascension se fait avant tout par le capital scolaire, plus que par le capital économique. La plupart des dirigeants viennent de familles de classes moyennes supérieures, souvent avec des parents cadres, professions libérales ou enseignants. Le soutien familial se traduit surtout dans l'accompagnement scolaire et le financement des études supérieures.

Il peut exister des coups de pouce ou des réseaux, mais la compétition interne aux entreprises est telle que, sauf à être l'enfant direct d'un patron actionnaire majoritaire, il faut gravir les échelons individuellement. Les comités exécutifs, qui regroupent les plus hauts dirigeants, sont composés de personnes dont l'enrichissement repose de plus en plus sur les actions gratuites. Les managers eux-mêmes poussent à la maximisation de la valeur actionnariale, car une part croissante de leur rémunération dépend du cours de l'action. C'est ce qui explique les rémunérations colossales observées, comme chez Thierry Breton qui a coulé Atos, et qui a perçu environ 80 millions d'euros en dix ans, dont 53 millions en actions.

Les actionnaires salariés n’ont pas vraiment de pouvoir

Dans les grands groupes, les actionnaires salariés, souvent nombreux, n'ont pas réellement de pouvoir. Les actionnaires institutionnels, comme BlackRock, ne détiennent que des parts minoritaires. Chez Veolia, Capgemini ou AXA, les principaux actionnaires sont les salariés ou les sociétaires. De fait, les entreprises n'appartiennent à personne : juridiquement, les actionnaires ne sont pas propriétaires des sociétés. Les moyens de production appartiennent à l'entité « société » elle-même. Les dirigeants, en tant que mandataires sociaux, représentent l'entreprise et non les actionnaires. Leur mission est théoriquement de servir les intérêts de l'entreprise et de son développement, et non ceux d'une minorité d'actionnaires.

Pourtant, le discours dominant selon lequel les actionnaires seraient les propriétaires arrange bien les dirigeants. Il leur permet de justifier qu'ils « servent la plus-value » aux actionnaires, tout en évitant de rendre des comptes sur l'utilisation de leur mandat. La vraie question, largement esquivée, est celle du rôle de l'entreprise dans la société et de la répartition des richesses qu'elle produit. Aujourd'hui, la quasi-totalité des grandes entreprises s'autofinancent. Les actionnaires ne les financent plus : ils captent simplement une partie des bénéfices.

On est donc face à un système où les profits réalisés par des entités essentielles sont prélevés par une masse diffuse d'actionnaires et, surtout, par des dirigeants devenus les véritables bénéficiaires de ce capitalisme managérial. Ces derniers donnent l'impression de former une caste détachée des réalités sociales. Pourtant, ils ne proviennent pas nécessairement des « grandes familles » : beaucoup sont issus de milieux enseignants ou de classes moyennes supérieures. Mais une fois engagés dans la logique de carrière, ils s'alignent sur les règles du système. Il est quasiment impossible aujourd’hui pour un cadre de dire « attention, on va dans le mur ». Il dit ça, il est viré. Il n’y a pas de démocratie dans les boîtes ».

Carrières, rémunérations, actionnariat… Qui sont les patrons ?