Après des années d'âpres batailles portées par la CGT, la Drac ou les Beaux-Arts, la bourse du travail de Bordeaux, classée monument historique soixante ans après son inauguration, est en partie rénovée. L'occasion, lors des Journées du patrimoine les 20
et 21 septembre, de visiter un magnifique bâtiment
et une sacrée ruche syndicale.
Donner aux ouvriers « la science de leur malheur », selon l'expression de Fernand Pelloutier (1867-1901) : telle est la mission des bourses du travail, érigées à la fin du XIXe siècle. La première voit le jour à Paris le 3 février 1887.
Rapidement, elles vont éclore un peu partout sur le territoire, comme celles de Bordeaux (Gironde) et de Toulouse (Haute-Garonne) en 1890.
Ainsi, en 1892, on en compte 14 – dont 10 vont fonder, à Saint-Étienne (42), une fédération nationale, qui aura pour secrétaire général Pelloutier (1) – et 65 en 1899. Bref, l'élan est là, mais toutes ces bourses ne sont pas des palais. Celle de Bordeaux est vite exiguë et, dans les années 1920, la CGT réclame des locaux plus vastes à la municipalité. Elle sera entendue par le maire socialiste de l'époque, Adrien Marquet.
UN PALAIS POUR LE PEUPLE
L'édile bordelais déclare que cette nouvelle bourse doit être aussi « un palais pour le peuple […] qui a bien le droit de profiter de l'art et des richesses qu'il contribue à édifier […] ». Il ne va pas lésiner sur les moyens, en intégrant son édification dans un vaste programme d'urbanisme qui comprend notamment le stade Lescure. Il confie la conception du futur bâtiment à Jacques d'Welles, architecte en chef de la ville, tandis que sa décoration est réalisée par les artistes de renom de l'école des beaux-arts de Bordeaux.
Les travaux débutent en 1935 cours Aristide-Briand, sur l'emplacement d'un ancien château d'eau, et se terminent trois ans plus tard. La bourse sera inaugurée et les clefs remises aux syndicats le 1er mai 1938. « Depuis, on les a toujours gardées », sourit Corinne Versigny, secrétaire générale de l'union départementale de Gironde. Et en effet, depuis ce jour, les locaux n'ont toujours été occupés que par la CGT et les syndicats affiliés.
TYPOGRAPHE, INSTITUTEUR, STAFFEUR
Au 44 cours Aristide-Briand s'élève un grand bâtiment Art déco un brin austère. Après avoir été caché durant de longs mois par les échafaudages, le voilà aujourd'hui restauré. À gauche de la façade, un bas-relief du sculpteur Alfred Janniot, représentant une allégorie plutôt féminine de la métropole régionale.
À droite, les grilles en fer forgé des entrées affublées des noms de métiers, repeints en rouge, plutôt masculins : typographes, instituteurs, staffeurs (décorateur spécialisé dans les moulures en stuc), raboteurs ou voyageurs (entendez nos VRP d'antan)…
Une entrée que beaucoup, même s'ils fréquentent les lieux depuis un bail, découvrent depuis peu tant la façade était sombre et la grille rouillée au point de dissimuler les professions affichées.
Nous voilà maintenant dans l'imposant hall d'entrée qui peut accueillir jusqu'à un millier de personnes. C'est là que se tenaient, et se tiennent encore, les assemblées générales, les départs des manifs, les concerts, les expos comme les repas ou les baloches.
Au fond, les bureaux de la permanence juridique et ceux de l'union locale devant lesquels s'affichent les numéros de la NVO sur des présentoirs.
UNE STÈLE DÉDIÉE AUX FUSILLÉS DE SOUGE
Sur la droite, un grand escalier à volutes avec en contrebas, au centre, un monument aux morts dédié aux fusillés de Souge, militants communistes et cégétistes, assassinés durant la Seconde Guerre mondiale en représailles des meurtres d'officiers allemands. Inaugurée le 21 septembre 1972, la stèle rend hommage à certains d'entre eux, tandis que sur les contremarches, certains noms furent rappelés en rouge, il y a vingt ans.
Comme l'explique Jean Lavie, qui préside l'Institut d'histoire sociale (IHS) de Gironde, les noms ne coïncident pas forcément. Quoi qu'il en soit, entre 1940 et 1944, 256 résistants furent tués dans le sinistre camp militaire de Souge (2).
Georges Durou, militant communiste, fut interné à 17 ans au camp de Mérignac et placé dans la baraque aux otages.
Toujours vivant, il ne manque pas de rappeler ce 21 septembre 1941 et la parole d'un inspecteur : « “Vous savez qu'à Nantes, un officier allemand a été lâchement assassiné. 50 otages ont été fusillés. Il en sera de même à Bordeaux, vous êtes dans la baraque des otages, vous savez ce qui vous attend.
Je sais qu'il y a dans ce camp une organisation clandestine. Vous connaissez au moins un responsable, c'est la possibilité de sauver votre tête si vous nous donnez un nom.” Et il insistait : “Demain il sera trop tard.”. Personne ne parle… » (3).
LA BOURSE OCCUPÉE
Sombre période que celle de la Seconde Guerre mondiale, y compris dans les murs mêmes de la bourse, occupée par les nazis, tandis que la CGT est interdite. Dans le même temps, le maire bordelais Adrien Marquet a très mal tourné. Après avoir œuvré à la création d'une « maison des travailleurs » de toute beauté, il sera en charge de l'Intérieur en 1940 sous le gouvernement de Vichy, refusera d'entrer dans la Résistance et prônera la collaboration avec l'Allemagne nazie. Au sein de l'hôtel de ville de Bordeaux, il accueillera en 1942 l'exposition antisémite « Le Juif et la France ». Bref, un sale type.
Mais revenons aux premières heures de la bourse et montons l'escalier à la rampe cuivrée, ornée de boules de verre – des conducteurs électriques de l'époque. En haut, trois lustres géants magnifiques, Art déco à souhait.
En face, l'entrée en bois de la grande salle Ambroise-Croizat, surmontée du sigle CGT d'époque. Et de l'hommage rendu à Charles Fourier, Pierre Proudhon et Jean Jaurès, trois grands penseurs du socialisme, à travers les bas-reliefs de Louis Bate représentant leurs portraits et une citation de chacun. « Nous avons donc passé des siècles à ergoter sur les droits de l'homme sans songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont rien. » Le grand Charles ne croyait pas si bien dire…
UN AMPHITHÉÂTRE DE 1 300 PLACES
En entrant dans l'amphithéâtre, où quelques tables au centre nous rappellent que le lieu sert encore de salle de réunions syndicales, nous voilà au milieu de fresques monumentales quasi intactes.
En face, celle de Jean Dupas (premier prix de Rome de peinture) qui nous dépeint Bordeaux à travers une allégorie où se mêlent Mercure pour le commerce, Cérès pour l'agriculture, la Garonne et le blason de la ville.
À droite, des masques de la commedia dell'arte et une succession de noms : François Villon, Montaigne, Rousseau, Diderot, Degas, Renoir… Et dire qu'ici se donnèrent des pièces de théâtre, des projections ou des concerts ! Au total, 1 300 personnes, dont 400 au balcon, pouvaient y assister.
« ÉDUQUER POUR RÉVOLTER »
« Favoriser l'accès à la culture des travailleurs mais aussi les sensibiliser par l'activité artistique aux causes défendues par les syndicalistes, telle est une autre des finalités que donnent les promoteurs des bourses à leur création », rappelle l'historien David Hamelin (4).
En sortant de ce théâtre classique qui fut longtemps la plus grande salle de spectacle de Bordeaux, restent à admirer les fresques des foyers. Là encore, les plus grands artistes des Beaux Arts de la ville ont célébré le vin, le port de Bordeaux, les âges de la vie, mais aussi les différents métiers. Après avoir jeté un coup d'œil à la salle de projection où trônent toujours des machines d'époque, reste à découvrir la terrasse surplombant la ville. Là où les militants vont s'en griller une.
Tout a été refait à l'identique : superbe ! On aimerait qu'il en soit de même pour les grandes salles adjacentes dont l'une accueillait plus de 100 congressistes et l'autre servait de bibliothèque, puis de salle de cours. Car la bourse fut bien évidemment centre de formation car, selon l'expression de Fernand Pelloutier, il s'agissait d'« éduquer pour révolter ».
CONCORDANCE DES TEMPS
Passé, présent, futur, les temps se confondent ici. Ghislaine Richard, qui nous fait la visite, se souvient des congrès de l'Ugict ou des cheminots qui se sont tenus dans ces lieux mêmes, mais aussi des kermesses de l'école ou des projections de films.
Outre les venues de Gaston Monmousseau, Marcel Paul ou Youri Gagarine, la bourse abrita aussi un temps Radio CGT 33, une radio libre interdite qui émit trois ans avant de devenir Radio Forum, animée toujours par des militants.
Mais qu'on se le dise, la bourse, dont seuls les troisième et quatrième étages ont été en partie rénovés, n'est pas un musée.
Dans ces étages rénovés avec les matériaux d'origine, des petites tomettes aux interrupteurs, en passant par les plafonniers, les militants de l'UD, des unions fédérales, des syndicats mais aussi de l'IHS s'activent, car la bourse reste une ruche sacrément vivante.
Durant les Journées du patrimoine, elle montrera ses plus beaux atours des années 1930 mais aussi les œuvres contemporaines de jeunes artistes. On y discutera de la place des artistes, de leur statut mais aussi de leur présence sur un territoire. Et comme la rentrée syndicale promet d'être chaude, les drapeaux ne manqueront sûrement pas de s'agiter dans les couloirs et alentour.
EN SAVOIR PLUS
(1) À lire notamment « Histoire des bourses du travail », de Fernand Pelloutier, paru en 1921.Disponible sur :
(2) À noter la parution, le 15 septembre, de « Les 256 de Souge », fusillés entre 1940 et 1944, coordonné par le Comité du souvenir des fusillés de Souge, éd. Le Bord de l'eau, 25 euros.
(3) À lire, « Mes printemps de barbelés », 1940-1945, de Georges Durou. Disponible
à l'UD 33.
(4) « Aux sources de l'histoire syndicale française, retour sur les bourses du travail », de David Hamelin.
En dehors des Journées du patrimoine, l'UD de la Gironde et son institut d'histoire sociale organisent à la demande des visites guidées de la bourse. UD 33,
Tél. : 05 57 22 71 40.
IHS 33, tél. : 05 56 92 88 91. ihscgtaquitaine.org/ihsa
Bourse du travail, 44, cours Aristide-Briand, 33000 Bordeaux.
Photos extraites du site « A la découverte du chemin »