L'héritage au coeur des inégalités (Partie 2/2)
La « société d'héritiers » ferait-elle son grand retour ? La richesse des Français est désormais issue aux deux tiers des héritages, et non du travail. Pour réintroduire... Lire la suite
La volonté de mettre ses enfants à l'abri du besoin est partagée par tous. Cela explique pourquoi l'impôt sur l'héritage est si mal accepté et suscite tant de crispations et de fantasmes dans nos sociétés. Certains s'imaginent qu'on peut encore déshériter ses enfants alors que la loi l'interdit depuis la mise en place de la « réserve héréditaire » par la Révolution française. La plupart ignorent que le barème est progressif ou surestiment le taux réel d'imposition des successions. Mais en réalité, peu de gens savent réellement « qui paie quoi ».
Lors des transmissions de patrimoine, la majorité des Français ne paie en réalité… rien du tout.
En ligne directe, entre parents et enfants, un abattement de 100 000 euros s'applique, qui exonère de tout impôt. Si elles représentent moins de 10 % de l'ensemble du capital transmis, les successions et donations en ligne indirecte (frères, sœurs, oncles, tantes ou proches) rapportent plus de la moitié des droits perçus par l'Etat. Mais les politiques continuent d'entretenir la confusion. Emmanuel Macron déclarait ainsi, en mars 2022, qu'il fallait « accompagner les gens pour les aider à transmettre les patrimoines modestes ».
« Il y a beaucoup d'écrans de fumée et de mensonges. On voudrait nous faire croire que c'est le pauvre travailleur au Smic que notre système fiscal empêche de transmettre à ses enfants le fruit de son travail ! », Alexandre Derigny, secrétaire général de la Fédération CGT des Finances publiques.
Pour éclairer le citoyen, la Fédération CGT des finances publiques a créé un site Internet d’information qui rétablit quelques vérités sur la réalité des droits de succession. « Avec notre système, sur chaque période de quinze ans, un parent peut donner jusqu'à 100 000 euros à chacun de ses enfants sans qu'il y ait de droits à payer. Cela représente 400 000 euros pour un couple avec deux enfants, et l'État ne touche rien sur ces sommes », rappelle le secrétaire général de la Fédération.
Depuis plusieurs décennies, les gouvernements profitent en effet de cette méconnaissance savamment entretenue pour raboter l'impôt sur la transmission des patrimoines (lire à ce propos l’argumentaire développé en faveur d’une justice sociale par la Fédération CGT des Finances). Si Nicolas Sarkozy a été le champion en la matière, Emmanuel Macron lui a dignement succédé en supprimant l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Ces politiques ont contribué à creuser les inégalités en favorisant, depuis trente ans, la concentration des patrimoines au sommet de l'échelle sociale. L'Insee a chiffré que, entre 1998 et 2018, les 10 % les plus riches ont vu leur fortune augmenter de 77 %. Dans le même temps, en vingt ans, les 10 % les moins pourvus ont vu fondre leur patrimoine de 58 %. Des écarts qui se sont encore creusés avec la crise.
Pour se constituer un patrimoine aujourd'hui, constatent les économistes, ce ne sont plus les revenus du travail qui priment, c'est l'héritage.
Il ne suffit plus de travailler pour être riche. « La fortune héritée représente désormais 60 % du patrimoine total [70 % selon l’économiste Thomas Piketty] contre 35 % en moyenne au début des années 1970 », lit-on dans la note Repenser l'héritage publiée par le Conseil d'analyse économique (CAE). A ce titre, Thomas Piketty évoque, comme au XIXe siècle, le retour d'une véritable « société d'héritiers ».
Tout le monde n'a évidemment pas les mêmes chances de profiter d'un héritage, fruit du hasard de la naissance et de la constitution des familles. « Aujourd'hui, 50 % des successions vont à 10 % des héritiers », précise Nicolas Frémeaux, économiste à l'université Paris-Panthéon-Assas et auteur des Nouveaux Héritiers (Seuil, 2018). Et le CAE de s'interroger : « Les enfants des riches d'aujourd'hui seront-ils nécessairement les plus riches de demain ? »
Si les inégalités de patrimoine se creusent tant, c'est aussi que la moitié des transmissions se fait du vivant des parents. Plus étalées dans le temps, elles sont aussi beaucoup mieux planifiées, au profit des détenteurs des plus gros patrimoines, qui sont aussi les mieux conseillés en matière d'optimisation fiscale.
« Pour payer peu d'impôts sur les successions, il faut maîtriser les dispositifs existants, dont la connaissance n'est pas également répartie dans la société », Nicolas Frémeaux, économiste.
Il existe une myriade d'exonérations, voire d'exemptions. Le démembrement de propriété, par exemple, est une technique prisée : il allège considérablement la fiscalité sur un futur héritage en divisant la pleine propriété d'un bien du vivant de son propriétaire. Encore faut-il connaître son existence… et s'y prendre tôt.
L'abondance de montages possibles nuit gravement à la progressivité de la fiscalité des successions. « Dans le haut de la distribution, le top 0,1 % de chaque cohorte, qui aura reçu au cours de la vie environ 13 millions d'euros de transmissions brutes, paie à peine 10 % de droits de succession sur l'ensemble de ce patrimoine hérité, bien loin du taux marginal de 45 % affiché par le barème au-delà de 1,8 million d'euros transmis en ligne directe », rappelle le CAE. De quoi achever de briser le mythe d'un impôt « confiscatoire ».
Tout au long de la vie, l'inégale dotation creuse les différences sociales. « Avec la hausse du coût des études, le patrimoine, ce dont on hérite, détermine de plus en plus celles que l'on peut faire faire à ses enfants », illustre Sibylle Gollac, sociologue au CNRS et co-autrice du Genre du capital. Plus tard, elle pénalise l'accès au logement.
« Puisque l'ambition de construire un parc social n'est plus pensée comme une priorité et que les politiques se réduisent à des aides à l'accession à la propriété, il est de plus en plus nécessaire de disposer d'un apport de départ. Recevoir un legs de sa famille est un atout énorme, surtout dans une grande ville, où il devient impensable d'acheter sans disposer d'un patrimoine transmis par un parent, » Sybille Gollac, co-autrice du Genre du capital.
Dans la même veine, « le fait de penser les politiques d'emploi par le prisme de la création d'entreprise rend d'autant plus importants les investissements rendus possibles par l'héritage. Sans eux, les entreprises créées sont beaucoup plus fragiles, » ajoute la chercheuse. Et quand vient l'âge de la retraite, bénéficier déjà d'un pécule à soi, transmis par ses ascendants, s'avère une sécurité de plus, a fortiori à l'heure où le système par répartition se trouve remis en question.
Si les transferts successoraux accentuent les écarts entre classes, ils aggravent également les inégalités de genre. « Les femmes reçoivent moins souvent des donations que les hommes avant le décès de leurs parents », constate Sibylle Gollac (visionner à ce propos notre entretien vidéo sur Le genre du capital). A la mort des parents, les droits des enfants sont équivalents devant l'héritage, partagé à parts égales depuis 1904 et la mise en place du Code civil.
« Quand une fratrie est mixte, il y a plus de chances que les hommes, notamment les aînés, reçoivent les biens structurants, comme une entreprise, quand les femmes et les cadets touchent une compensation financière », Sibylle Gollac, sociologue.
Or, le calcul de cette compensation – la somme que celui qui garde le bien familial est prêt à donner aux autres – est un jeu de dupes dont les femmes sortent perdantes. « Les compensations des sœurs, ou des cadets, sont sous-évaluées. Dans les familles les plus riches, la sous-évaluation des biens pour protéger la richesse du fils est même présentée comme un atout pour l'ensemble de la famille : si on évalue trop haut les biens, on va payer trop d'impôts. » Le tout avec la bienveillante complicité des notaires, ces officiers publics qui ont pourtant une mission de collecte de l'impôt…
(Pour lire la suite : l’héritage au coeur des inégalités 2/2)
Cet article enrichi pour le web est à retrouver dans le numéro #01 « Les riches profitent, on trinque » de la revue la Vie Ouvrière.
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