Deuxième force politique du royaume scandinave derrière le parti Social Démocrate depuis les élections législatives de 2022, les Démocrates de Suède sont crédités de plus de 20% des voix aux élections européennes qui auront lieu début juin. Il n'a fallu que douze ans au parti d'extrême droite pour être normalisé et s'ancrer durablement au cœur de la politique suédoise. Reportage à Stockholm.
Le verdict a surpris. En décembre 2022, la cour d'appel a débouté le syndicat Svenska Transportarbetareförbundet (plus communément nommé Transport) dans l'affaire l'opposant au chauffeur routier Mats Fredlund. Tout débute en septembre 2018, lorsque ce dernier est élu au conseil municipal de Kiruna, sous la bannière des Démocrates de Suède (SD), le parti populiste d'extrême droite. Conformément à sa politique interne, le syndicat a voté son exclusion : « en tant que membre de Transport, vous votez pour qui vous voulez », précise l’organisation sur son site internet. « Cependant, il n'est pas compatible d'être membre de Transport et de travailler activement à la réalisation de la politique des Démocrates de Suède ». Une question de valeurs pour le syndicat, qui s'apprête à saisir la Cour Européenne de Justice pour défendre le droit d'une association à choisir ses membres. Cette affaire est symptomatique de la poussée de l'extrême-droite en Suède, qui n'a mis que douze ans depuis son entrée au parlement en 2010 avec 5,7% des voix, pour atteindre 20,2% en 2022 et s'imposer comme deuxième force politique du pays, devant le parti conservateur des Modérés. Bien qu'il ne leur donne aucun ministre dans le nouveau gouvernement, l'accord passé avec les Chrétiens Démocrates, les Modérés et les Libéraux, entérine l'influence du parti radical sur le programme politique de la coalition majoritaire, ainsi que des positions clés au sein des ministères et du Parlement.
Une base fasciste
Fondé en 1988 par des militants nationalistes, il s'implante d'abord dans le sud du pays. La journaliste Anna-Lena Lodenius qui a longtemps enquêté sur l’extrême-droite explique : « Au début, les partis locaux étaient méfiants, ils sont devenus plus positifs en les rencontrant, car ils ne correspondaient pas à l’idée qu'on se fait de fascistes ». Plus pragmatiques, ces nouveaux élus s'occupent de politiques locales. A Stockholm, les membres sont différents, « beaucoup d’entre eux avaient été membres de partis fascistes », se rappelle la journaliste, « ils faisaient des magazines, c'étaient des activistes ». Jimmie Åkesson, l’actuel leader du parti, y adhère en 1994 à 15 ans. « Lui et Mattias Karlsson (l'idéologue du parti, ndlr) avaient des opinions beaucoup plus extrêmes et collaboraient avec des personnes aux orientations plus fascistes. Mais le fait qu’ils viennent aussi du sud de la Suède leur a fait comprendre ce qu’ils pouvaient tirer du parti », analyse Anna-Lena Lodenius. « Ils avaient l'ambition de faire grandir le SD, et pour cela, il fallait une approche différente ».
Un parti en voie de normalisation
En 2005, le jeune militant prend la tête du parti. Son credo ? La normalisation. L'extrémisme trop voyant est exclu, le vocabulaire policé, le terme d'extrême-droite rejeté. En 2006 la flamme du logo est remplacée par une anémone. « Mon opinion est qu'ils n'ont pas changé de valeurs depuis leurs débuts », assène toutefois la journaliste. Leur politique reste axée sur le refus de l’immigration et du multiculturalisme et leur opposition à la politique d’accueil des réfugiés, pour laquelle le royaume nordique a longtemps fait figure d’exemple.2015 marque un tournant, après l’arrivée de 165.000 demandeurs d’asile, surtout Syriens. Si moins de la moitié verront leur statut de réfugié accepté, l’accueil pose des difficultés. Face aux sondages qui montrent une hémorragie d’électeurs Sociaux-démocrates de la classe ouvrière vers l’extrême-droite, et à la pression de petites communes en première ligne, la gauche signale la fin de la politique d’accueil du royaume, un message qui durcit l’opinion publique. « Certains partis mainstream ont changé de position, analyse Jens Rydgren, sociologue à l'université de Stockholm et les éditorialistes ont changé d'opinion aussi. C’est allé très, très vite.» Début 2016, des restrictions sont mises en place, « cette arrivée de réfugiés a poussé la question de l’immigration en haut des priorités », continue-t-il. Pour ce spécialiste de l’extrême droite, le rejet de l'immigration fédère des électeurs par ailleurs plus divisés sur les questions économiques.
En 2022, 27,2% des membres de la confédération syndicale LO ont voté pour l’extrême droite, alors que 42,4% ont voté pour les Sociaux-Démocrates.
Le centre-gauche change de stratégie au fil des élections : anti-racisme d'abord, puis axé sur l'économie, il ne parvient pas à endiguer la montée du parti populiste. Ce sont ses électeurs qui se tournent vers l'extrême droite : « plutôt de milieux ouvriers, moins qualifiés et souvent plus précaires sur le marché du travail », écrit le sociologue1. Selon un sondage de la chaîne publique SVT publié par Arbetet2 : en 2022, 27,2% des membres de la confédération syndicale LO ont voté pour l’extrême droite, alors que 42,4% ont voté pour les Sociaux-Démocrates. Pour Jens Rydgren, « ce n’est pas que les gens ont changé d’attitude, ils ont juste classé leurs préoccupations d’une autre façon. Avant, ils classaient les partis selon ce qu’ils pensaient sur la politique socio-économique, maintenant, ils veulent des partis qui répondent à leurs préférences sur le plan socio-culturel.»
La décomposition du « modèle suédois »
Dans leur livre « Le mécontentement suédois »3, la sociologue Johanna Lindell et la politologue Lisa Pelling rappellent le contexte suédois : une hausse des inégalités sans équivalent dans l’OCDE entre 1986 et 2015, la crise financière des années 1990 et les politiques néolibérales qui ont suivi. Résultat : des baisses de taxes et d’impôts bénéficiant aux entreprises et aux plus riches, la privatisation de services publics dont l’éducation, la restriction d’accès et le plafonnement des assurances maladie et chômage et une réforme des retraites. Le tout creusant inégalités et sentiment d'abandon, surtout dans les campagnes. Selon les deux autrices, l'accès aux services publics, tel la santé, est perçu comme une compétition avec les nouveaux arrivants.
Le vote d’extrême-droite chez les jeunes hommes est très élevé. Les choses sont très différentes pour un homme dans une petite ville ou pour une femme qui vit à Stockholm.
« Il y a un immense clivage urbain/rural », explique Jens Rydgren, « ainsi qu’un clivage de genre », une polarisation particulièrement marquée chez les 18-25 ans. « Le vote d’extrême-droite chez les jeunes hommes est très élevé. Les choses sont très différentes pour un homme dans une petite ville ou pour une femme qui vit à Stockholm.» Il avance : « Cela a à voir avec l'éducation et la possibilité de se réaliser, et beaucoup aussi ont l'impression que leur avis ne compte pas.» Pour autant, l’anti-élitisme qui teinte le discours du parti populiste est sélectif : « Ils ne sont pas anti-élites économiques, ils sont anti-élites culturelles et politiques », rappelle le chercheur, « et ils ne font pas confiance aux médias du service public.» Dans l’étude qu’il mène actuellement, Jens Rydgren étudie le vote populiste dans la classe ouvrière. « On dirait que la présence de syndicalistes sur le lieu de travail a une importance, parce que cela réduit la probabilité de voter pour les Démocrates de Suède, explique-t-il. Nous ne savons pas encore pourquoi c’est important, cela a peut-être à voir avec la façon dont on parle de politique et de sujets sociaux avec ses collègues. S’il y a des représentants syndicaux, ils vont proposer une autre perspective.»
En 2022, le parti Social Démocrate a mis l’accent sur l’insécurité. La hausse brutale de la criminalité liée aux gangs et au trafic de drogues a désemparé les autorités.
« Je pense qu’ils ont essayé de se rapprocher du parti conservateur, qui lui-même se rapprochait des Démocrates de Suède sur l’immigration et la sécurité, suggère Jens Rydgren, Ils sont beaucoup plus restrictifs qu’avant sur l’immigration et je pense qu’ils vont le rester. Ensuite, ils vont se focaliser sur les politiques socio-économiques, mais ce sera difficile parce qu’ils ont besoin d’une large coalition pour reprendre le pouvoir. Il faut qu’ils gardent le parti de Gauche et le parti du Centre néolibéral satisfaits en même temps.» Une stratégie qui rappelle celle des sociaux-démocrates danois qui ont réussi à faire baisser l’extrême droite à 2,6%… en adoptant leurs idées. « C’est à peu près ce qui s’est passé au Danemark, confirme le chercheur, c’est un processus qui a pris 20 ans. Mais je pense qu’on voit une chose similaire en Suède et qu’ils veulent réduire l’écart sur les questions socio-culturelles avec les partis de la majorité.»
Pour l’heure, les sondages aux élections européennes créditent le parti populiste de 20,5%, 5,2 points de plus qu'en 2019, tandis que les sociaux-démocrates dépassent 32% (+9)4. Longtemps admiratifs du FN français, les Démocrates de Suède ont toujours refusé de faire partie de leur groupe au Parlement européen, même après la visite de Marine Le Pen à Stockholm en 2013. « À leurs débuts, ils étaient inspirés par le Front National, et Jean-Marie Le Pen était très amical avec eux », raconte Anna-Lena Lodenius. Mais selon elle, une alliance avec le FN pourrait rebuter leur électorat. Le SD d'ores et déjà gagné certains combats. « Nous recevons très peu de réfugiés (4200 en 20235, ndlr). Donc la question suivante, ce sera le rapatriement. Ça va être plus difficile pour les Sociaux-démocrates de les suivre là-dessus. Prenons la nationalité, est-ce qu’on a le droit de la retirer ? Jusqu’à il y a peu, il y avait un consensus, une fois qu’on était citoyen, c’était écrit », observe Jens Rydgren. « Ce qu’on voit n’est que le début d’un processus, les prochaines élections nationales et locales en 2026 vont être cruciales.»
Tout est calculé, ils ont un but. Une fois qu’ils ont émergé, il est très, très difficile de les faire disparaître. Ils ont tendance à rester.
Pour Anna-Lena Lodenius, les Démocrates de Suède « vont pousser les choses aussi loin qu’ils le peuvent. Tout est calculé, ils ont un but. Mais ils savent aussi qu’ils ne peuvent pas tout faire en même temps, qu’il faut y aller petit à petit. Et s’ils sentent qu’une chose n’est pas possible parce que ça va détourner les électeurs, ils ne la feront pas. Mais ils peuvent toujours lancer l'idée». Pour le sociologue l'avenir risque de se dessiner avec l'extrême-droite : « Tout est calculé, ils ont un but. Une fois qu’ils ont émergé, il est très, très difficile de les faire disparaître. Ils ont tendance à rester.»
1 Jens Rydgren, Sanna Salo – The Battle Over Working Class Voters – How Social Democracy Has Responded to the Populist Radical Right in the Nordic Countries – Routledge 2021
2 https://arbetet.se/2022/09/11/valu-s-behaller-lo-valjarna/
3 Det svenska missnöjet – Atlas, 2021
4 https://novus.se/wp-content/uploads/2024/03/novuseuvaljarbarometermars2024.pdf
5 https://www.statista.com/statistics/1124752/number-of-asylum-decisions-in-sweden-by-decision/