Le philosophe Eric Sadin lance un appel à la résistance

Le 30 novembre 2022, Eric Sadin n'a pas dormi de la nuit. Ce jour-là, alors que le monde s'extasiait du lancement de Chat GPT par Open AI, le philosophe était effondré à l'idée de l'avènement de ces « oracles parlants » et du monde tel qu'il advient avec l'intelligence artificielle générative. Le 2 décembre 2025, à l'Unesco, ce critique des technologies numériques lançait un appel « au nom de l'humanité, au nom de la diversité humaine » à mener « un combat civilisationnel, moral et politique afin de sauvegarder tous les savoir-faire de la culture, de l'éducation, de la science et de la communication ».

« Les IA génératives sont indéfendables »

Un appel qu'il adresse au public, aux artistes, mais pas aux politiques qui selon lui, ont renoncé à instaurer un minimum de régulation en matière d'intelligence artificielle (IA). Eric Sadin suggère ainsi au monde de l'édition d'instaurer dans les contrats une clause stipulant que les auteurs font abstraction de l'IA ; de s'interdire le recours à l'IA pour la traduction d'œuvres littéraires ; Le philosophe en appelle aux plateformes musicales telles que Deezer, Spotify pour mettre en place d'ici le 1^er juillet 2026 des procédés de manière à vérifier l'origine humaine de la création, « faute de quoi, le monde de la musique va s'écrouler » ; Dans le monde du cinéma, les producteurs doivent selon lui s'engager à ne faire entrer l'IA en aucune manière, « sous peine d'aboutir à un art sans signature, désincarné ». Idem pour la presse.

« Les IA génératives sont indéfendables et nous mènent dans un gouffre ». Face aux bouleversements anthropologiques que soulève l'IA, le philosophe en appelle à « écouter le réel, peuplé de signes annonciateurs de graves périls ».  « La conscience, ce n'est pas de crier au feu lorsque la maison brule, la conscience c'est de saisir les phénomènes quand ils sont en germination ». « Est-ce que l'on voit venir l'effondrement de la société ? » s'inquiète-t-il.

Jobs Apocalypse

Et parmi ces signaux rouge vif, l'annonce par Amazon du licenciement de 30 000 personnes. « L'activité humaine que constitue le travail va connaître un ouragan terrible. On commence à parler de jobs apocalypse. 80% des métiers relèvent du secteur tertiaire et mobilisent des capacités intellectuelles et créatives. Or, des IA peuvent dorénavant assurer ces tâches ». Et le lanceur d'alerte d'égrener les métiers d'ores et déjà percutés par l'IA générative : les scénaristes, les photographes, les graphistes, les traducteurs, les professeurs qui ne voient plus de sens à leur métier face à des élèves qui se demandent à quoi bon apprendre. « La liste des savoir-faire en péril d'ici trois ans est très longue. Et c'est ce qui nous constitue, c'est la richesse de l'humanité qui est menacée d'extinction ». Il ajoute : « On a atteint depuis 2010 un tournant de la technologie afin d'engager des transactions marchandes ininterrompues. Une hyper optimisation de nos sociétés s'est instaurée dans le monde du travail ».

Capitalisme linguistique

Autres signes qui inquiètent le philosophe, l'ultra-violence des jeunes, la dégradation de leur santé mentale, et plus globalement l'impact des IA sur l'évolution des enfants. « Des élèves utilisent l'IA pour réaliser leurs travaux et perdent l'habitude d'écrire. Or, on sait que l'écriture participe de la fondation de la pensée, du jugement critique. Ces gamins vont s'en remettre à des systèmes qui les mènent par le bout du nez, à un langage schématisé, homogène qui fantasme une perfection lisse. C'est ce que j'appelle un capitalisme linguistique ». Le philosophe s'inquiète de la dépendance affective et émotionnelle des jeunes à l'égard de l'IA qui la voit comme un confident. « Des êtres d'autant plus vulnérables qu'ils sont seuls et en difficulté psychologique. Avec derrière des risques de manipulation par des clans politiques extrêmes ».

Dans la mesure où l'IA génère aujourd'hui des vidéos, des images, Eric Sadin considère que « c'est la fin des fake news et de la post vérité et l'avènement de l'ère de l'image fantasmatique. Chacun va donner forme à sa folie, sa lubie, et cela va rentrer dans l'envisageable ».

Avec une IA capable de générer les facultés intellectuelles et créatives qui constituent l'humanité, le risque est d'aboutir « à l'évacuation d'autrui dans les sociétés, à l'invisibilisation de l'autre ». « Une a-humanité, une humanité dont nous serons exclus au profit d'une automatisation des affaires ». « Il nous faut réagir maintenant si nous voulons célébrer le vivant, le génie logé en chacun de nous, faute de quoi nous serons réduits à des coquilles vides ».