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Enquête

Lidl : quand le management détruit

19 novembre 2021 | Mise à jour le 19 novembre 2021
Par | Photo(s) : Stephane Duprat / Hans Lucas
Lidl : quand le management détruit

Le suicide d'une responsable d'un magasin Lidl des Côtes-d'Armor en septembre est le troisième en France au sein de cette enseigne. Les syndicats y dénoncent un système de harcèlement moral et d'atteintes à l'activité syndicale. Un management mortifère où tout le collectif de travail, encadrement compris, est soumis à des objectifs inatteignables.

La machine à broyer les âmes Connus depuis des années, les ravages du management chez Lidl sont désormais en passe d'être reconnus. En juillet 2014, un employé de Lidl Rungis mettait fin à ses jours juste après l'annonce du non-renouvellement de son contrat. Sept ans plus tard, un arrêt de la Cour d'appel de Paris daté du 28 mai 2021 condamne Lidl pour « faute inexcusable » suite à ce suicide. En juillet 2018, Lidl a aussi été condamné pour faute inexcusable à la suite du décès d'un de ses employés, Yannick Sansonetti, qui s'est pendu en mai 2015 dans l'entrepôt logistique Lidl de Rousset (Bouches-du-Rhône). Or, sur cette affaire, Lidl est à nouveau mis en examen, cette fois pour harcèlement moral et homicide involontaire et ce depuis le 9 septembre 2021. En 2017, l'émission Cash Investigation diffusée sur France 2 avait révélé cette affaire au grand public, avec notamment la mise en exergue des conditions de travail épouvantables. On y voyait des salariés robotisés, un casque leur dictant des commandes vocales à exécuter à un rythme infernal. Et les journalistes de démontrer scientifiquement les dégâts de santé qu'un tel travail occasionnait sur les individus à moyen terme avec au bout du chemin la démission ou le licenciement pour inaptitude… ­Yannick*, ancien délégué CGT de l'entrepôt logistique Lidl de Guingamp (DR15) vient lui-même d'être licencié pour inaptitude. Il confirme la persistance de la dégradation des conditions de travail occasionnées par l'introduction des commandes vocales. Et surtout, il accuse l'acharnement antisyndical qu'il a vécu lui-même jusqu'à le rendre inapte à son poste : « Avec le système Lidl, nous n'avons plus de collègues, mais des concurrents. Des concours de performance prétendument ludiques sont organisés chaque semaine avec des lots aussi ridicules que des PS4 pour les gagnants. Mais malheur à vous si vous défendez un collègue, comme j'ai voulu le faire un jour en tant que délégué. Mon chef s'en est pris physiquement à moi en me bousculant et en me menaçant de ne pas me donner les congés que je réclamais pour être avec mes enfants ». Yannick* fait partie de la cinquantaine de salariés qui ont osé porter plainte avec Catherine Lucas et le soutien de leurs syndicats CFE-CGC et CGT. En février 2021, neuf membres de la direction générale de Lidl ont été mis en garde à vue. Depuis ce moment, et en particulier après le suicide de leur collègue, le syndicat s'attend à ce que d'autres plaintes arrivent et que d'autres bouches s'ouvrent. Tous attendent que justice soit rendue pour enrayer cette machine à broyer les âmes.

* Le prénom a été changé.

Catherine Lucas, mère de deux enfants, responsable du magasin Lidl de Lamballe est décédée le 6 septembre 2021. « Son avis à victime, qui l'informait de la prise en compte de sa plainte pour harcèlement contre Lidl avec 46 autres salariés, est arrivé le lendemain du drame » s'afflige Arnaud Rouxel, délégué CGT au CR15 (Lidl Bretagne). Arnaud, qui reconnaît le sérieux avec lequel les gendarmes et la justice ont donné suite aux alertes syndicales, ne peut toutefois s'empêcher de se demander si ça aurait changé quelque chose que cet avis survienne une journée avant. Une question à jamais sans réponse. La victime cependant a laissé des écrits aux syndicats qui étayent sa plainte, avec notamment cette énumération de faits qui montrent une longue et inexorable mécanique de destruction psychique. Extraits : « J'ai subi de sa part [supérieur hiérarchique] un dénigrement régulier de mes capacités de travail, de mon management des équipes : “Vous êtes nulle, incapable…” à plusieurs reprises, M. X a fait acte de violence en donnant des coups dans des cartons dans la réserve. Je me tenais à proximité et plus d'une fois, je me suis demandée si cette violence ne m'était pas adressée. Dans le bureau, j'ai reçu plusieurs fois des feuilles dans le visage ». Plus loin des faits, des dates. Mai 2019. « Lors de mon retour d'un arrêt de travail, M. X m'a fait mon entretien de reprise. Il m'a annoncé qu'il ne pensait pas me revoir et ne savait pas quoi faire de moi ». Décembre 2019. « Le 24 décembre, j'ai voulu réorganiser le planning du 26 suivant, suite à l'annonce de fin de vie du papa d'une de mes collègues. M. X m'a hurlé dessus en me demandant si j'avais fait des études supérieures en médecine pour prendre une telle ­décision. Le lendemain, ma collègue perdait son papa. »… 9 juillet 2020. « M. X s'en est pris à Valérie dans la réserve. Ils étaient tous les deux, il hurlait… j'ai voulu temporiser la situation, Valérie était en larmes et M. X s'en est pris à moi : “Vous, en tant que chef de magasin, vous êtes incapable de former correctement votre équipe” ». Les faits sont odieux, répétés, accablants.

Les chefs de magasins craquent

Nadine*, qui avait sous sa responsabilité une vingtaine de salariés se rend au local syndical, alors même qu'elle revient de l'entretien qui acte son licenciement pour inaptitude. Lidl licencie beaucoup pour inaptitude… Elle connaissait Catherine : « Une femme qui s'est donnée à 100 % pour Lidl, qui avait obtenu des récompenses pour son magasin ». Et Nadine* veut raconter ce moment qui l'a brisée elle-même : « C'était le 16 janvier 2020, pour l'entretien annuel sur les objectifs à venir. Il y avait là le responsable de secteur, le responsable des ventes et le directeur régional. J'avais préparé mes projections, tout se passait bien et le directeur régional ne levait pas les yeux de sa tablette. Il cite alors le nom d'une employée trop souvent absente à son goût et assène deux mots en levant le doigt : « Rupture conventionnelle ! ». Puis, il dit vouloir aborder une autre question, la journée de grève qui avait eu lieu en décembre. Il me dit : “Tu vas me regarder dans les yeux. Tu as fait grève une fois, tu ne le feras pas deux fois !” J'étais déstabilisée, tétanisée, les autres responsables ne disaient rien. Je me suis sentie humiliée, atteinte dans mon honneur. En réalité, le jour de la grève je n'étais pas là, même si j'étais solidaire. Le lendemain de l'entretien, j'étais en pleurs au travail ». S'enclenche le calvaire dépressif et le tout se termine par un licenciement.

Toujours en défaut

Magalie*, elle aussi responsable d'un petit magasin Lidl, a connu une histoire similaire. Au retour d'un arrêt de travail – très mal vu chez Lidl – elle ne reconnaît plus son équipe qui lui reproche son absence. Dans le même temps son « réseau» (responsable hiérarchique) encourage les équipières de caisse à s'adresser directement à lui au cas où elles auraient à se plaindre d'elle. Isolée, prise en tenailles entre une direction qui ne cesse de lui demander des comptes et la défiance de son équipe, Magalie finit par faire un burn-out.
Francis*, lui, résiste encore à son poste, mais constate que les chefs de magasins, tenus à rendre des comptes en permanence, sont mis dans des situations impossibles. « Nous sommes toujours en défaut puisqu'on est en flux tendu. Si on suit toutes les procédures on ne s'en sort pas, à moins de travailler au-delà des horaires, ce qui impliquerait des heures supplémentaires qu'on nous reprocherait par ailleurs. Quand je rentre chez moi, je me surprends à vider le frigo des produits périmés de manière compulsive. Cela m'inquiète, car ça influe sur mon comportement familial. J'ai l'impression que Lidl n'est pas une entreprise, mais une secte. »
La question de savoir si Catherine était la victime isolée d'un pervers ou plutôt d'un système managérial, voulu, encouragé, pensé semble trouver sa réponse… sur le terrain.

* Les prénoms ont été changés.

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