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HISTOIRE

Madagascar. Silence sur un massacre

10 octobre 2014 | Mise à jour le 19 avril 2017
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Madagascar. Silence sur un massacre

Sombre page de notre passé colonial, le soulèvement en 1947 de rebelles malgaches contre la présence française fut férocement réprimé pendant des années, provoquant des dizaines de milliers de morts. Un massacre passé sous silence qui resurgit au détour d'une pièce de théâtre.

Que s'est-il passé le 29 mars 1947 à Madagascar ? Jusqu'à une date assez récente, peu de personnes pouvaient répondre à la question. Aujourd'hui encore, la confusion règne sur une insurrection sauvagement réprimée, qui garda longtemps le voile sous le terme d'« événements » comme ce fut le cas en Algérie. Et justement, c'est dans le prolongement des soulèvements algériens ou indochinois qu'il faut replacer ceux de Madagascar.

Alors que, le 8 mai 1945, la France fête sa victoire, ses colonies commencent à se rebeller pour accéder à l'indépendance et ça fait très, très mal : massacres le jour même dans les régions de Sétif et de Guelma, bombardement du port de Haiphong le 23 novembre 1946. À Madagascar, dans la nuit du 29 mars 1947, des groupes de rebelles attaquent des bâtiments militaires et administratifs et s'en prennent aux colons (estimés alors à 35 000 sur 4 millions d'habitants). Les émeutes, si elles ne se généralisent pas à l'ensemble de l'île, tournent en une guérilla dans l'est, où les résistants se réfugient dans les forêts. La répression va être sanglante.

Rano, rano

« Clameur, scandale, la voix qui bute sur le sang, les morts et les pièges de l'Histoire : tabataba ou les clameurs, troubles, désordre. Les insurgés, dans le scandale de la répression, dans le refus profond d'avoir vu et vécu cette déchéance, corruption du corps par torture et massacre, ont préféré se taire, la voix trop figée dans la clameur du refus. » L'écrivain et dramaturge Jean-Luc Raharimanana, né en 1967 à Antananarivo, capitale de Madagascar, arrivé en France à 22 ans, explore cette mémoire enfouie à travers de nombreux écrits (1). C'est à l'occasion de sa dernière pièce, Rano, Rano, ces jours-ci à Limoges (voir encadré) que toute l'horreur de 1947 nous est apparue.

 

Féroce riposte

Qui pouvait présager une telle insurrection et un tel carnage au lendemain de la Libération ? Quelques concessions furent faites, à savoir l'abolition du travail forcé comme le code de l'indigénat et la vie politique aux visées indépendantistes s'organise sur l'île. Ainsi, un an avant les massacres, se crée le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) et trois députés issus de ce parti font leur entrée à l'Assemblée nationale : Joseph Ravoahangy Andrianavalona, Joseph Raseta et Jacques Rabemananjara.

Quelque temps plus tôt, des sociétés secrètes se sont formées, tel le Parti nationaliste malgache (Panama en 1941) et la Jeunesse nationaliste malgache (Jina en 1943). Pour l'historienne Françoise Raison-Jourde (2), l'administration française comme le MDRM sont surpris par le soulèvement du 29 mars même si la Sûreté était au courant de ce qui se tramait. Quoi qu'il en soit, la riposte va être terrible, en semant la terreur parmi la population.

Comme le rappelle Eugène-Jean Duval dans La révolte des sagaies (L'Harmattan, 2002), la violence de l'armée française s'illustre notamment le 5 mai 1947, quand un train contenant de nombreux insurgés prisonniers est mitraillé sur le quai de la gare de Moramanga, provoquant 99 morts, selon les rapports officiels de l'armée française. Plusieurs membres du MDRM sont arrêtés et torturés, des « bombes humaines » sont jetées depuis des avions, les biens et les récoltes des habitants détruits. Quant aux trois députés, ils sont condamnés à mort avant de voir leur peine commuée.

Au-delà des chiffres

En 1949, l'état-major de l'armée française annonce le chiffre de 89 000 morts. Un an plus tard, un recensement évalue les pertes à quelque 10 000 victimes. L'historien Jean Fremigacci relativise dans un article paru dans Marianne en 2004 : « Il convient, pour approcher une valeur fiable, de distinguer deux groupes. Le premier, qu'on peut cerner approximativement, est celui des morts violentes : 2 000 Malgaches victimes des insurgés, de 5 000 à 6 000 de ces derniers tués par les forces coloniales, le total n'atteint pas 10 000 morts. Le second groupe est celui des “morts de misère physiologique” – de malnutrition et de maladie – dans les zones refuge. Cette surmortalité reste encore très difficile à évaluer, l'hypothèse la plus vraisemblable tournant autour de 20 000 à 30 000 morts ». Comment savoir, alors que toutes les archives ne sont pas encore classées ?

LE TRAUMATISME, C'ÉTAIT DANS LA FÉROCITÉ, DANS LE FAIT QUE LES MASSACRES ONT VERSÉ CETTE PART DE L'HISTOIRE DANS L'INHUMANITÉ

Pour Jean-Luc Raharimanana, la polémique sur les chiffres est vaine. « Le traumatisme n'était pas dans le nombre de morts, c'était dans la férocité, dans le fait que les massacres ont versé cette part de l'histoire dans l'inhumanité. » Comme il l'écrit superbement dans L'arbre anthropophage (éd. Joëlle Losfeld, 2004) : « Figures innocentes de lémuriens, superbes paysages de baies et de collines, avenues de baobabs […]. Comment un drame pouvait-il se jouer dans un décor aussi magnifique ? Dans ces forêts de lémuriens, des gens se sont réfugiés en 1947, fuyant la répression coloniale. Au bout du compte, cent mille morts. Chiffre contesté par certains historiens, martelé par les Malgaches et leurs défenseurs. Un moindre chiffre dégagerait-il la responsabilité de l'autorité coloniale, réviserait-il la souffrance d'un peuple ? »

 

La mémoire de 1947

Quelle est l'attitude des jeunes Malgaches vis-à-vis de cette histoire ? Là encore, le dramaturge qui a travaillé cette question de la mémoire, en rencontrant notamment nombre de témoins, répond : « Ils ne connaissent pas réellement cette histoire, ils en ont entendu parler, bien sûr. Mais ils ne réalisent pas l'ampleur de ce qui s'était passé dans leur propre pays, et quand ils s'en rendent compte, ils sont bouleversés et beaucoup entreprennent ensuite de poser des questions dans leurs propres familles. En tout cas, à partir du moment où ils réalisent l'importance de l'événement, ils posent des questions. Beaucoup de questions ». 

 

(1) Notamment Nour 1947 (Le Serpent à Plumes, 2001) et Madagascar 1947
(Vents d'ailleurs, 2007). Et lire l'article de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo ICI 
(2) Françoise Raison-Jourde : Le soulèvement de 1947 : bref état des lieux, consultable ICI 

AU CŒUR DE L'HORREUR

« “Rano, rano” est la formule que scandaient les insurgés en allant au combat, rano, rano, pour transformer les balles de l'ennemi en eau… » La dernière création de Jean-Luc Raharimanana, Rano, rano, jouée en juin au théâtre du Tarmac, à Paris, puis à La Réunion et à Madagascar, débarque à Limoges (87) pour les Francophonies en Limousin. Pièce étonnante dans sa forme, elle mêle les textes du dramaturge, les photos de Pierrot Men et la musique de Tao Ravao, issus de leurs rencontres avec les témoins du drame de 1947. « Quand les mots n'arrivent pas à dire, la musique prend la place, tandis que les regards captés par Pierrot disent ce que le témoin ne peut nous transmettre », explique Raharimanana. Une pièce bouleversante qui nous dit les corps, vivants et morts, empilés, les corps affamés, les corps massacrés, les peurs toujours tenaces. Elle nous dit encore que le carnage fut perpétré par ceux-là même qui aspiraient à l'indépendance ailleurs, comme les tirailleurs sénégalais, envoyés en renfort par l'armée française pour mater l'insurrection. Diviser pour mieux régner.
La force de cette œuvre tient à l'entremêlement des arts comme à celui des mémoires et des temps, quand hier ressurgit aujourd'hui et interroge demain.

Rano, rano, de Jean-Luc Raharimanana. Vendredi 3 octobre à 20 h 30
et samedi 4
à 18 h 30, au Centre culturel Jean Gagnant de Limoges.
www.lesfrancophonies.fr