Au moment où plusieurs mouvements sociaux secouent le pays, quel traitement les médias leur accordent-ils ? Manifestations des Gilets jaunes ou grèves contre la réforme des retraites, plusieurs séquences montrent une information sociale trop souvent biaisée. Les médias sont-ils encore un contre-pouvoir ?
Le 16 novembre, place d'Italie, le début de la manifestation des Gilets jaunes dégénère avec des heurts entre manifestants et forces de l'ordre, ainsi que de la casse. Sur les lieux, trois chantiers de travaux n'ont pas été sécurisés. Sur les chaînes d'information en continu, les images des pavés contre les Flash-balls tournent en boucle. Les pouvoirs publics auraient-ils encouragé l'embrasement du conflit pour favoriser des séquences médiatiques de violence et décourager les salariés tentés de rejoindre la grande mobilisation contre la réforme des retraites prévue trois semaines plus tard ?
« Les médias reproduisent depuis trente ou quarante ans les mêmes schémas, explique Blaise Magnin, membre d'Acrimed (Action-Critique-Médias, observatoire associatif des médias). Quand surgit un mouvement social, ils appliquent toujours les mêmes grilles de lecture avec les mêmes éditocrates qui pontifient, qui disent que la réforme est inévitable, que les manifestants sont résignés avant même les manifestations, qui cartonnent les syndicalistes quand ils sont invités sur les plateaux télé, qui invitent des experts du même avis qu'eux, évidemment favorables à la réforme. Dès qu'il y a une manifestation, on se focalise sur les quelques heurts qu'il peut y avoir. »
Au-delà d'une couverture médiatique biaisée des grands événements, c'est même le désintérêt qui s'impose. « On relève un manque général d'attention sur ces mouvements, poursuit-il. Ce n'est d'ailleurs pas étonnant que les médias ne sachent pas vraiment quoi en dire : ils ne sont plus attentifs à la question sociale, les plus importants d'entre eux n'ont même plus de liens – ou alors très ténus – avec les syndicats. »
Simultanément, les journalistes spécialisés sont moins nombreux, les rubriques dédiées au social ont quasiment disparu, les papiers sur ces sujets sont dilués dans les pages économiques de la presse écrite, (voir entretien avec Stéphane Sirot page 16). La pensée libérale semble avoir progressivement gagné les médias.
Toile de fond libérale
« Il y a un a priori favorable à toute réforme libérale dans à peu près toutes les rédactions des grands médias dominants, explique Blaise Magnin. Dans ces grandes rédactions, on considère que la France n'est pas alignée sur les normes des autres grands pays occidentaux et qu'il y a une normalisation libérale à terminer en France. »
La présidence d'Emmanuel Macron semble servir parfaitement cet objectif idéologique avec son discours en apparence généraliste et peu clivant. Du coup, les agendas gouvernemental et patronal s'imposent partout naturellement et « on disqualifie tous ceux qui se mobilisent contre des réformes, elles-mêmes décrites de façon systématiquement positive, confirme Blaise Magnin, voire on aide le gouvernement à prescrire la bonne réforme, on l'aide à faire œuvre de pédagogie ou on déplore le manque de pédagogie, on déplore la grogne des gens qui s'opposent aux réformes On utilise les sondages avec une interprétation souvent biaisée quand les sondages ne le sont pas déjà eux-mêmes. Les experts choisis sont souvent des experts patronaux dont on ne donne pas le pedigree politique mais qui viennent conforter les a priori libéraux, favorables à la réforme des éditocrates et des grandes rédactions. »
Banalisation d'éléments de langage réactionnaires
Dans ce contexte, les cheminots qui préparent la mobilisation et la grève du 5 décembre contre la réforme des retraites sont particulièrement touchés. « Une lutte sociale se prépare : le dénigrement des cheminots recommence ! », s'indigne la Fédération CGT des cheminots dans un communiqué, le 18 novembre.
« Il y a seulement quelques semaines, les commentateurs s'étonnaient du malaise social à la SNCF, des démissions, des suicides… Le droit de retrait au niveau national avait pointé les graves problèmes de sécurité, et diverses autres actions avaient mis en évidence les menaces qui pèsent sur le transport de marchandises, les petites lignes, le service public dans les gares, etc. », détaille Cédric Robert, chargé de communication de la fédération.
Sauf qu'aujourd'hui, ces questions sont oubliées et les médias ne cessent d'étriller les cheminots qui se préparent à s'engager dans la grève du 5 décembre contre la réforme des retraites et contre la poursuite de la réforme ferroviaire.
Un des derniers épisodes, après ceux concernant les salaires mirobolants, les 20 heures de travail hebdomadaire, les 60 jours de congés annuels selon le JT de TF1, ou la fameuse « prime charbon » sur les réseaux sociaux… est un édito du magazine VSD qui parle des cheminots « prenant en otage les familles », qui « martyrisent d'autres travailleurs », et pointant « qu'ils utilisent les salariés, en France, comme Daech utilise les femmes et les enfants en boucliers humains en Syrie. »
La SNCF a eu beau porter plainte dans la foulée, cet emballement médiatique banalise des éléments de langages des plus réactionnaires. « On est furieux, mais pas étonnés puisque ce sont les patrons milliardaires qui, ayant fait main basse sur la presse nationale, imposent cette orientation idéologique », conclut le syndicaliste.
Défiance des Français
Face à cette déferlante, les Français ne sont pas complètement dupes. Est-ce pour cette raison qu'ils sont de moins en moins nombreux à faire confiance aux médias ? Ils sont moins d'un sur deux à encore croire aux radios pour raconter les choses comme elles sont ; le chiffre tombe à 44 % pour la presse écrite et à 38 % pour la télévision.
Tous les médias accusent une perte de crédibilité : moins 6 % pour la radio, moins 8 % pour la presse écrite et moins 10 % pour la télévision, par rapport à l'année dernière. Le principal enseignement du 32e baromètre de janvier 2019, réalisé par Kantar pour La Croix, sur la confiance des Français dans les médias, confirme que même si l'intérêt des Français pour l'actualité remonte, après plusieurs années d'érosion, les médias suscitent une défiance croissante.
« On constate que la confiance n'est pas au rendez-vous », confirmait aussi Guillaume Goubert, le directeur de La Croix, « et qu'elle a même enregistré cette année un décrochage assez sensible pour les médias. »
Une tendance encore plus grave, selon un rapport réalisé par l'institut Reuters, qui révélait également, en début d'année, que seuls 24 % des français faisaient confiance à l'information livrée par les médias. Soit 11 % de moins que l'année précédente. Un score qui n'avait jamais été enregistré, depuis avril 2012, dans cette enquête annuelle lancée dans cinq pays (Royaume-Uni, Allemagne, France, États-Unis, Danemark)
Précarisation de la profession et baisse de la qualité
L'enquête « De quoi vivent les journalistes ? », publiée en mars 2019 et réalisée par la Société civile des auteurs multimédia (Scam) à partir d'analyses statistiques portant sur près de 4 000 témoignages individuels, est révélatrice de la précarisation du milieu journalistique.
« Nous vous livrons ce constat de grand désarroi, de détresse professionnelle, de profonde remise en question personnelle et publique, alerte Lise Blanchet, vice-présidente de la Scam, dans son introduction à l'étude. Beaucoup de journalistes décrivent des situations ubuesques de “ journalisme couteau suisse” ou de “journalisme en kit” où, pour des raisons de rentabilité, soit le journaliste doit écrire ou parler dans trois ou quatre formats différents, n'ayant plus le temps d'enquêter sur le terrain, soit il doit le faire, pour ces mêmes raisons d'optimisation du temps de travail, à partir de constats établis par plusieurs journalistes déjà présents sur différents terrains. »
Une division du travail grandissante qui va de pair avec une concentration de l'industrie des médias au sein de laquelle la tendance est la production de contenus plutôt que le journalisme d'investigation, ces dernières années. Cette réalité tranche avec l'image que renvoient les journalistes, souvent tous rangés dans le même sac et considérés comme faisant partie des décideurs ou, en tout cas, proches du pouvoir institutionnel
« Ce ne sont pas ces journalistes qui décident de la ligne éditoriale, détaille Stéphane Sirot, historien. Ces petites mains sont le plus souvent dans une situation de subordination qui les oblige vis-à-vis de leurs supérieurs. »
Médias engagés tout de même
Bien sûr, il reste des îlots de réflexion et des émissions qui vont au fond des choses. On pense à Cash Investigation, l'émission phare de France 2 présentée par Elise Lucet et diffusée en prime time une fois par mois, qui propose des révélations sur des dossiers brûlants. On pense à certaines émissions de radio comme la demi-heure de reportage quotidien et sans commentaires, Les Pieds sur terre, et LSD, La Série Documentaire qui, quatre jours par semaine, se saisit d'enjeux politiques, sociétaux, économiques, internationaux, environnementaux… pour les documenter sur France Culture.
On peut regretter l'alignement global, ces dernières années, du journal télévisé de France 2 sur celui de TF1, par exemple. Mais le service public de l'audiovisuel propose tout de même une meilleure couverture des enjeux sociaux et préserve une meilleure qualité de leur traitement que les chaînes privées où la grande majorité des émissions sociales et politiques restent en surface.
« C'est utile, bien sûr, mais il s'agit surtout de pointer ce qui est présenté comme étant les dysfonctionnements d'un système plutôt que de le remettre en cause, relève Stéphane Sirot. Les enquêtes sur les fraudes ou l'évasion fiscale, par exemple, ne suscitent pas de réflexion sur le fait de savoir si ces processus-là ne sont pas le fruit d'un système plus général qu'il faudrait discuter ou remettre en question. »
Déformation de l'information au profit du spectaculaire