2 mars 2022 | Mise à jour le 2 mars 2022
Déjà au cœur d'un scandale en raison de ses méthodes de gestion, le groupe Orpea fait l'objet de nouvelles révélations. Un rapport du cabinet d'études Cictar, commandé par la CGT et la CFDT, l'accuse de soigner davantage ses profits, via la spéculation immobilière, que les personnes.
La coopération syndicale a permis d'explorer le système Orpea
Installé en Australie,
Cictar (Center for International Corporate Tax Accountability ans Research) expertise les circuits financiers et fiscaux des grandes entreprises. Le cabinet d'étude, qui œuvre pour des organisations de la société civile, est notamment financé par des cotisations de syndicats dont la CGT et la CFDT. Depuis plusieurs années, les fédérations CGT Santé-Action sociale et CFDT Santé-Sociaux dénoncent en vain les pratiques révélées par l'enquête de Victor Castanet : « l'existence au sein du groupe Orpea d'un système industrialisé de réduction des coûts », comme le résument les signataires d'une
tribune publiée le 15 février dernier (Le Monde, accessible aux abonnés), parmi lesquels les secrétaires généraux de la CGT, de la CFDT et de FO, Philippe Martinez, Laurent Berger et Yves Veyrier. C'est l'engagement dans le syndicalisme européen qui a permis à la CGT et à la CFDT d'explorer le système Orpea de marchandisation de la santé. Orpea faisant obstacle à toute action de son
Comité d'entreprise européen, la fédération syndicale européenne des services publics (EPSU) et l'Internationale des services publics (PSI) qui appuient la démarche des deux fédérations syndicales françaises, les ont mis en relation avec Cictar.
Orpea, ses structures complexes et opaques
Le
rapport de Cictar fait la démonstration que le groupe Orpéa a utilisé les revenus de ses établissements pour personnes âgées afin de
« constituer un portefeuille d'actifs immobiliers, évalué à 7,4 milliards d'euros ». L'endettement auprès de tiers et l'utilisation de crédits-bails en sont les principaux instruments. Les auteurs du rapport affirment également que ce portefeuille d'actifs a été en partie
« acquis puis cédé via des montages complexes, notamment des sociétés situées au Luxembourg et aux Îles Vierges britanniques [des paradis fiscaux]
, dont la plupart n'ont jamais été divulguées à ses actionnaires et au public ». Ainsi sur les 40 filiales répertoriées au Luxembourg par le Cictar, 37 ne sont pas inscrites dans ses documents officiels. Autrement dit, dans une très grande opacité, les dirigeants d'Orpea se livrent à la spéculation immobilière pour générer un maximum de profits et enrichir les actionnaires, au détriment des soins apportés aux résidents de ses établissements.
Orpea et son ingénierie financière nourrie en partie de fonds publics
« L'expansion agressive du groupe ORPEA au cours des dernières années – le groupe exploitant en moyenne un lit de plus [dans le monde] chaque heure depuis 2015 – a eu un coût pour les résidents des maisons de retraite et pour les travailleurs », affirment les fédérations syndicales, dans l'avant-propos du rapport. Elles ajoutent que « le contribuable est constamment perdant », dans cette affaire. En effet, les experts de Cictar expliquent qu'« une partie significative » des revenus ayant permis cette « ingénierie financière » provient de fonds publics. Cela est particulièrement vrai dans certains pays européens où les règles comptables n'imposent pas d'étanchéité entre les dotations publiques – perçues au titre des soins et de la prise en charge de la perte d'autonomie – et les sommes versées par les résidents et leurs familles pour les frais dits d'« hébergement», précise Mike Lewis, l'un des auteurs du rapport. S'il souligne que ces derniers n’ont « pas trouvé d'utilisation illicite des fonds publics, ni de montage illégal », leur rapport pose cependant une question : « Est-il normal que des fonds publics servent à financer l'expansion du parc immobilier d'une société privée ? »
Orpea, son investissement dans l'immobilier plutôt que dans le soin
Cictar note que le groupe Orpea commence à céder son portefeuille d'actifs immobilier à des fonds d'investissements, « générant ainsi une source de revenus pour ses actionnaires grâce à la spéculation immobilière sur les terrains et constructions de ses propres maisons de retraite. » Avec des conséquences en cascade : « Les maisons de retraites, déjà surendettées, voient désormais leurs charges alourdies pour de nombreuses années à venir par des loyers », salaires et effectifs s'en trouvent freinés et les soins aux personnes âgées affectés. Rien que de très classique car, comme le rappelle les experts de Cictar, « un nombre croissant d'exemples à travers le monde démontre le lien entre des pratiques financières de ce genre et la pression sur les services, des mauvaises conditions de travail et une mauvaise qualité des soins », les sommes collectées étant prioritairement « utilisées pour compenser le gonflement de la charge financière ».
Orpea, sa répression syndicale
L'opacité du Groupe Orpea en matière d'information financière se double, sans surprise, de son refus de coopérer avec les syndicats ou même d'écouter les travailleurs, y compris les soignants. Les auteurs du rapport mentionnent que « par le passé, le Groupe Orpea s'était déjà distingué pour des pratiques alléguées d'espionnage des salariés et de représailles contre les salariés syndiqués. » La liste est longue : intimidations, entrave à l'action syndicale, délégués syndicaux CGT « virés à la vitesse de l'éclair » (dixit, Mireille Stivala, secrétaire générale de la fédération CGT Santé-Action sociale), opposition aux comités d'entreprise, secrétaire du comité d'entreprise européen en procédure de licenciement, syndicats maison aux ordres (Arc en ciel et Unsa, en France), infiltration de la CGT, etc. Le groupe se caractérise ainsi par des pratiques de management des ressources humaines et un dialogue social délétères sur lesquels les syndicats alertent les pouvoirs publics depuis plusieurs années, sans être entendus.
CGT et CFDT appellent le gouvernement français à agir vite
Les syndicats ont versé le rapport des experts de Cictar au dossier Orpea que Brigitte Bourguignon, la ministre déléguée chargée de l'Autonomie a entre les mains. Et il devrait notamment alimenter les
enquêtes administratives (Inspection générale des affaires sociales-Igas) et financières (Inspection générale des finances- IGF) qu'elle a diligentées. En outre, les agences régionales de santé (ARS)
« iront voir tous les établissements de ce groupe » a annoncé la ministre. De louables dispositions auxquelles Mireille Stivala, la secrétaire générale de la fédération CGT Santé-Action sociale, apporte de sérieux bémols. Elle pointe que
« dans d'autres pays européens, par exemple en Belgique, les organisations syndicales ont été immédiatement convoquées, elles sont mêmes impliquées dans les enquêtes, or ce n'est pas le cas en France ». Quant aux contrôles,
« il faut faire vite car les établissements s'organisent, modifient leurs données avec par exemple de faux planning de professionnels » pour gonfler les effectifs le jour J.
Les syndicats appellent donc le gouvernement français à agir non seulement
« de manière immédiate » mais aussi
« concertée avec l'Union européenne et les autres gouvernements concernés », notamment pour exiger qu'Orpea rende des comptes. De plus, ils réclament que
« les droits des travailleurs et la protection des lanceurs d'alerte soient garantis chez Orpea et dans l'ensemble du secteur. » Côté réforme à mettre en œuvre, la CGT porte, pour sa part
« l'exigence d'un grand service public de la santé, du social et du médico-social ». Et les deux fédérations syndicales d'assurer qu'elles n'en resteront pas là avec le secteur du soin privé à but lucratif. D'autres groupes sont déjà dans leur collimateur.