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Plans sociaux répétés, réorganisations récurrentes, management axé sur la contrainte… Plusieurs rapports d'experts pointent une dégradation de la santé des salariés chez le premier laboratoire pharmaceutique français. Les syndicats dénoncent la stratégie de l'entreprise qui détruit emplois et collectifs de travail. La CGT bataille pour faire barrage à la souffrance qui en découle. Preuve à l'appui.
Calvin s'en est bien tiré. Mais il sait qu'il a eu « de la chance ».
Parti de chez Sanofi avec le dernier PSE qui a supprimé près de 2000 postes depuis 2012, Calvin Donkey, 57 ans, cadre à la R&D de Sanofi, est soulagé d'avoir quitté l'entreprise. Les derniers mois ont été pénibles, déstabilisants. Touché par une situation de souffrance au travail après plus de vingt années de boîte « plutôt heureuses », il a finalement pris cette voie de sortie de façon inexorable. Et évoque aussi combien les professionnels, comme les collectifs de travail, sont percutés. « Chacun a intériorisé ces cycles de restructuration, des collègues me disant : “Comme j'aimerais être à ta place ! Je devrais être dans le suivant…” La plupart ont vu leur environnement et les relations avec leurs collègues, mais surtout avec leurs chefs, se dégrader dans une organisation du travail de plus en plus contraignante. »
Durant les quelques mois qui précèdent son départ fin mai dernier, il réalise que « dans un passé récent, six personnes sur quatre-vingts avaient été arrêtées pour un problème identifié comme “risque psychosocial”. Quid des personnes qui ont masqué la raison de leur arrêt de travail, ou bien qui n'ont tout simplement pas été arrêtées, ce qui fut mon cas ? »
D'autres sont malheureusement passés à l'acte : plusieurs cas de suicides et de tentatives de suicide ont été recensés dans l'entreprise ces dernières années. Le lien direct entre ces gestes désespérés et l'entreprise reste à prouver, mais le malaise au sein des salariés est manifeste. « Bien sûr, la direction s'engouffre systématiquement dans la difficulté à démêler le personnel du professionnel, précise Pascale Joffre-Malamas, élue CGT au CHSCT du site R&D de Vitry-sur-Seine (94). Mais la souffrance au travail est très prégnante chez nous, en R&D comme au commercial, on le ressent très fort au quotidien. »
Le phénomène s'amplifie, comme le montrent différents indicateurs du rapport intermédiaire de l'Observatoire médical du stress, de l'anxiété et de la dépression (Omsad) datant d'octobre 2013, commandé par la direction. « Il stipule que le stress est plus important chez nous que dans d'autres entreprises, résume Thierry Bodin, délégué syndical central CGT. À Toulouse et Montpellier, deux sites de R&D particulièrement touchés par le PSE, différents rapports de santé au travail et expertises CHSCT ont également pointé des risques graves pour la santé au travail. » Pour lui, la souffrance au travail est directement liée à la stratégie de l'entreprise : « La récurrence des plans de restructuration, l'augmentation de la pression sur les salariés, le management axé sur la contrainte et non plus sur la confiance, bref, l'évolution de Sanofi ces dernières années est dévastatrice. »
Et de décrire une situation aliénante où les managers sont chargés de faire « le sale boulot de la direction », c'est-à-dire faire passer le message et être hyperexigeants, faute de quoi ils risquent leur poste ou une part de leur rémunération individuelle – de 10 à 40 % selon la position hiérarchique – directement liée à leur performance, expliquent les militants. « Ce type de management par le stress a beau ne pas fonctionner et même se révéler contre-productif, note le syndicaliste, les consignes venant d'en haut, les managers l'appliquent même s'ils sont convaincus que c'est idiot car tout le monde a peur pour son poste, pour sa prime. »
Quand le conflit individuel éclate entre lui et un manager avec qui il a travaillé en toute cordialité pendant des années, Calvin est sous le choc. Quand il comprend que ce n'est pas qu'un éclat mais un comportement voué à se prolonger, il décide « malgré la barrière de la honte causée par l'humiliation subie » d'expliquer sa situation à deux militants de la CGT, dont il est proche. « Ils m'ont écouté et aidé à “gérer” la crise concrètement. Mais, globalement les syndicats ont aussi autre chose à faire. Ils s'épuisent à défendre l'emploi, à négocier les différents PSE. » Une autre collègue syndicaliste avec qui il évoque son malaise de façon allusive préfère même, pour sa part, ne pas s'en mêler : « C'était presque la même attitude que celle du chef du département, qui m'a isolé dans une case pour me permettre de continuer mon travail. » Dans les faits, l'étau se desserre, le quotidien redevient certes praticable, mais l'ambiance demeure délétère, les raisons de ces aménagements restent camouflées et sa souffrance totalement cachée, aucun département ne voulant être montré comme celui où il y a de la souffrance au travail. « On fait silence, on démine si possible, mais on ne cherche pas à comprendre et à régler vraiment le problème », constate le cadre.
« C'est bien la difficulté, réagit Pascale Joffre-Malamas [voir l'encadré]. Quand une situation dégénère dans une unité, l'analyse s'arrête en général au constat au moment de la crise, sans faire l'analyse rétrospective de ce qui a changé dans le collectif de travail et qui aurait pu expliquer l'émergence de la crise. Trop souvent, on se contente d'écarter le “maillon faible”, et c'est tout. Ce qui a été encore une fois le cas ici. » Malgré son énergie et sa constance, la syndicaliste dit aussi l'impuissance à convaincre la direction que l'analyse doit être complète. Et dans les rares cas où il est fait appel à des experts pour comprendre l'origine du problème, « ces derniers s'arrêtent également aux évidences. Quant à la passivité et au fatalisme du management et des DRH lorsque les écarts de comportements sont le fait de hiérarchiques plus élevés, c'est malheureusement une constante, regrettée quelquefois mais le plus fréquemment tolérée, voire encouragée et assimilée à du courage managérial ».
La situation de Calvin aurait-elle pu être évitée au sein d'un collectif de travail fort et solidaire ? Il en est convaincu, mais « là, il n'y avait plus cette force, comme si on vivait une période “d'inconscience de classe” », conclut-il. Et Pascale Joffre-Malamas de confirmer : « Les départements de R&D ont une gestion très individualisée du travail car il est plus facile de gérer des personnes seules qu'un collectif. La direction craint une reconstitution du collectif qui pourrait faire front commun et remettre en question ses décisions. C'est nier l'essence même du “travail” mais c'est aussi oublier qu'un métier ne fonctionne pas seul, qu'il a de multiples interactions au sein de l'entreprise. »
Outre les arrêts d'activité et les suppressions de postes qui démoralisent nombre de salariés, l'organisation du travail est également un facteur de contrariété, de résignation, et finalement de souffrance quand elle participe à la dégradation de la qualité du travail accompli. « Beaucoup de choses dans le travail sont devenues pathologiques, témoigne Calvin. La multiplication des procédures par exemple : il y a vingt-cinq ans, elles étaient résumées en une centaine de pages. À la fin des années 1990, lors de la fusion entre Rhône-Poulenc et Hoechst, on a vu débarquer quotidiennement, sur nos messageries électroniques, une nouvelle procédure. Aujourd'hui, on en est à vérifier que chacun connaît les procédures. C'est le quotidien de nombreux collègues d'avoir à apprendre des dizaines de procédures dans l'année, en plus du travail à effectuer. » Résultat : au lieu d'apprendre réellement ces procédures – ce qui est impossible, vu leur nombre – les salariés finissent par remplir scolairement des questionnaires qui valideront cet apprentissage et seront une mesure des « performances » d'un département. « Chacun sait que tout cela ne sert à rien, mais personne ne le dénonce officiellement, tout ce processus étant censé démontrer le respect de la réglementation de l'industrie pharmaceutique et constituer un gage de qualité, indique Calvin. En réalité, ces procédures ont peu à voir avec la qualité du travail, avec le travail “bien fait”, ni avec une vision critique qui pourrait l'améliorer. ». Dès lors, les salariés se retrouvent souvent tiraillés entre l'accomplissement de leur travail selon la prescription ou selon leur conscience.
« On est dans une logique de choix incontestable, développe Thierry Bodin. Il s'agit, par exemple, de gagner du temps sur le développement préclinique et clinique ; plus on obtient des résultats intermédiaires rapidement, plus on peut tirer parti de l'exclusivité d'un traitement avant l'arrivée du compétiteur ou du générique. » Dans ce contexte de recherche prioritaire de la rentabilité, la stratégie de l'entreprise suppose la réduction de la masse salariale, mais aussi le départ de différentes compétences, l'abandon de plusieurs activités et d'une certaine éthique qui pèsent indéniablement sur les salariés. L'entreprise voudrait « “faire mieux, plus vite, avec moins”. Sauf que la logique, la raison, puis la réalité démontrent que c'est impossible. Mais on continue de rechercher la pierre philosophale, celle qui transforme n'importe quel métal en or et guérit miraculeusement les patients ».
Côté direction, on s'active pour éviter les drames qui pourraient susciter l'indignation sur la place publique et porter atteinte à l'image de marque de Sanofi. Les salariés disposent d'un numéro de téléphone pour accéder à une aide psychologique si besoin ; les managers, eux, reçoivent des formations pour apprendre à « faire passer la pilule » dans une orientation visant à maîtriser les risques psychosociaux. Il ne s'agit pas de remettre en question la stratégie d'entreprise, mais bien de faire en sorte que les salariés s'adaptent à cette nouvelle situation et de mettre en place les éléments nécessaires pour réduire les dérapages en matière, entre autres, de santé mentale et pour limiter la casse dans la poursuite de la stratégie imposée.
« Notre priorité, c'est l'emploi, le combat contre les plans de restructuration, sans quoi il n'y a plus rien, note Thierry Bodin. Mais la souffrance au travail est un vrai sujet syndical sur lequel on essaie d'agir. On commande des études CHSCT pour prendre le pouls de la réalité et identifier les risques, on envisage des solutions spécifiques à des cas précis et on propose une écoute, un accompagnement individuel des salariés. » En face, la direction prend acte et parfois prend même des mesures visant à améliorer les choses. « Sauf qu'on n'est pas dans l'élimination du stress ou de la souffrance au travail, mais bien dans son accompagnement. »
Après avoir eu recours à une aide psychologique personnelle qui a constitué « un filet de secours, un lieu où pouvoir exposer mon problème, en débattre, Calvin reconnaît que se faire humilier par un manager n'est pas quelque chose qu'on popularise volontiers dans l'entreprise. On en parle à des collègues proches ou susceptibles d'avoir vécu des choses similaires pour se serrer les coudes. Mais il est difficile de parler de ça dans le collectif de travail ». C'est l'une des premières difficultés de la reconstruction de sa propre intégrité, mais aussi de l'action collective sur le sujet. À l'aube de son pot de départ, il a décidé de jeter un pavé dans la mare en récapitulant sa situation à ses supérieurs dans un mail. « Parce qu'il fallait alerter et partir la tête haute. »