L'affaire Cahuzac et une enquête journalistique d'une ampleur sans précédent ont à nouveau braqué les projecteurs sur la fraude et l'évasion fiscales. Un système mondialisé de montages complexes qui font des « juridictions à palmiers » le pivot de la dissimulation de sommes colossales. Avec pour seul objectif d'échapper à l'impôt.
On allait voir ce qu'on allait voir. Au lendemain de la crise financière sans précédent qui secoua le monde en 2007 et 2008, les principaux dirigeants politiques de la planète n'avaient pas de mots assez durs et de résolutions assez fortes pour démontrer au bon peuple qu'on allait changer d'ère. La finance internationale allait enfin être régulée, les paradis fiscaux impitoyablement combattus, les fraudeurs pourchassés… En septembre 2009, à la veille du G20 de Pittsburgh, en Pennsylvanie, le président Nicolas Sarkozy n'hésitait pas ainsi à plastronner : « Les paradis fiscaux, c'est terminé. »
Trois ans et demi plus tard, les aveux du ministre français du Budget qui planquait ses sous en Suisse, puis à Singapour, et une enquête exploitant quelque 2,5 millions de fichiers secrets (1), révèlent un tout autre état des lieux.
La finance de l'ombre est bien loin d'être éradiquée, et le phénomène aurait même tendance à s'étendre. Au-delà de son impact économique et du détournement massif de richesses publiques qu'elle entraîne, l'industrie florissante de la fraude, dont les paradis fiscaux sont le pivot et les banques le mieux établies les agents consentants, mine de fait l'État de droit et constitue donc une menace pour la démocratie. Pourtant, d'une certaine manière, l'opération «OffshoreLeaks» ne révèle rien qu'on ne savait déjà. Elle permet cependant, par son ampleur, de confirmer l'existence d'un système mondialisé d'évasion fiscale et met en lumière quatre faits majeurs.
1. ELLE CONFIRME L'AMPLEUR SANS PRÉCÉDENT DU PHÉNOMÈNE
Au vu des sommes en jeu, difficile en effet de considérer que l'évasion et la fraude ne constitueraient qu'un phénomène marginal, résultat de l'indélicatesse et de la cupidité de quelques-uns. Ainsi le rapport de la commission d'enquête du Sénat sur l'évasion fiscale, publié en juillet dernier, chiffrait-il à
35 milliards d'euros minimum chaque année le montant du manque à gagner pour les finances publiques. Le journaliste de La Croix, Antoine Peillon, auditionné par cette même commission, estimait, lui, à près de 600 milliards d'euros les avoirs français dissimulés dans les paradis fiscaux: 220 milliards pour les particuliers et 370 milliards pour les entreprises… Tandis que les fichiers «OffshoreLeaks» montrent que près de 1 250 milliards d'euros – dont 50 pour la France – échapperaient chaque année aux administrations fiscales… Au total, ce serait l'équivalent des PIB cumulés des États-Unis et du Japon qui seraient mis à l'abri du fisc dans les «juridictions à palmiers».
2. ELLE ATTESTE QUE LE NIVEAU DES PRÉLÈVEMENTS N'EST EN RIEN RESPONSABLE DE L'ÉVASION FISCALE
Aucun pays n'échappant au phénomène, l'argument préféré de la droite et du Medef est réduit à néant. Non, ce n'est pas le niveau des prélèvements obligatoires, ou le caractère prétendument confiscatoire de la fiscalité qui explique l'évasion fiscale. D'ailleurs, les baisses d'impôts sur les plus riches ou la multiplication des niches fiscales n'ont en rien réduit le phénomène. Au contraire. Elles n'ont fait qu'ajouter l'optimisation fiscale à la fraude pour priver de ressources les administrations fiscales. L'évasion en effet s'autoalimente et se diffuse dans des couches de plus en plus larges de contribuables. Elle n'est plus aujourd'hui réservée aux multinationales et aux grandes fortunes, mais touche aussi, nous révèle «OffshoreLeaks», des patrons de grosses PME, des cadres dirigeants, des notables de province, des professions libérales… Révélant une sorte d'aversion à l'impôt qui à terme ne peut que miner le consentement citoyen.
3. ELLE MET EN LUMIÈRE LE RÔLE JOUÉ PAR LE SYSTÈME BANCAIRE
Contrairement à ce qu'elles affirment haut et fort publiquement, les banques les mieux établies sont très loin d'être exemplaires. La Deutsche Bank, première banque allemande, aurait par exemple créé 309 sociétés écrans dans des paradis fiscaux via sa filiale de Singapour. Tandis que les fichiers révélés par Le Monde montrent que BNP Paribas et le Crédit agricole auraient supervisé la création de très nombreuses sociétés offshore pour des clients recherchant la confidentialité et une fiscalité plus faible dans les îles Vierges britanniques, les îles Samoa ou encore à Singapour. «J'affirme devant vous que BNP Paribas a pour principe constant de n'encourager en aucune façon les comportements assimilables à de l'évasion de capitaux ou à de la fraude fiscale», prétendait pourtant Baudoin Prot, le président de la banque devant la commission d'enquête du Sénat, le 17 avril 2012. Une déclaration réitérée par l'ensemble des dirigeants des grandes banques françaises lors de leur audition, le 30 janvier dernier, par les députés dans le cadre de l'examen du projet de loi bancaire. La main sur le cœur, ils ont affirmé que leur activité dans les paradis fiscaux n'était que marginale et toujours en relation avec le financement de l'économie réelle…
4. ELLE MONTRE QUE LES GOUVERNEMENTS NE SE SONT GUÈRE DONNÉ LES MOYENS D'AGIR
Si le chiffrage de la fraude et de l'évasion fiscales reste, par définition, difficile, toutes les sources attestent que le phénomène est ancien et toujours en extension. Difficile dans ces conditions de prétendre que les gouvernements ont tout fait pour l'endiguer. Ainsi les conventions fiscales signées pour l'échange d'informations avec un certain nombre de paradis fiscaux ont certes réduit les listes grises ou noires – au sens de l'OCDE, il n'y a ainsi aucun paradis fiscal en Europe – mais sans se traduire par une réduction effective du phénomène. De même les 61 propositions formulées par la commission d'enquête du Sénat sont-elles restées lettres mortes tandis que projet de loi bancaire soumis au Parlement ne comportait initialement, rappelons-le, aucune mesure visant les paradis fiscaux. Pourtant, la question est aujourd'hui devenue une priorité politiquement et économiquement incontournable. En effet, alors que les États ont à faire face aux dégâts de la crise, personne ne comprendrait que les gouvernements laissent impunément se poursuivre le grignotage de leur base fiscale par l'industrie de la finance offshore.
EN ATTENDANT L'HARMONISATION FISCALE EN EUROPE
L'affaire Cahuzac aura-t-elle au moins le mérite de tirer le gouvernement de sa torpeur en indiquant clairement qu'il y a « le feu au lac » ? C'est à espérer, tant les dégâts dans l'opinion s'avèrent considérables. En annonçant lundi 8 avril qu'un projet de loi serait bouclé dès le 24 avril pour être adopté avant l'été, François Hollande et Jean-Marc Ayrault ont semblé vouloir, même de manière limitée, aller dans ce sens.
Le projet de loi de moralisation comporte en effet plusieurs dispositions qui renouent avec la lutte contre la fraude, la délinquance financière et les paradis fiscaux. Ainsi, les effectifs de la justice, de la police et de l'administration fiscale seront renforcés : 50 enquêteurs de police judiciaire en plus, 50 magistrats et 50 agents supplémentaires à la Direction générale des finances publiques (DGFiP) seront affectés à la lutte contre la fraude. L'effort reste cependant très modeste. Si pour les enquêteurs de police la mesure constitue un doublement des effectifs, elle ne constituera qu'un bien maigre renfort pour la DGFiP dont les effectifs ont fondu de quelque 15 % en dix ans…
Parallèlement, un parquet ayant une compétence nationale sur les affaires de grande corruption et de fraude devrait être créé, tandis qu'un «office central de lutte contre la fraude et la corruption» devrait voir le jour au sein de la direction centrale de la police judiciaire. Enfin, des mesures visant à lutter contre les paradis fiscaux ont été annoncées. L'obligation de transparence des banques quant à leurs filiales et activités dans les paradis fiscaux devrait être étendue à l'ensemble des grandes entreprises et la liste des pays considérés comme des paradis fiscaux sera revue en fonction de l'application effective des accords d'échange d'informations. Autrement dit, certains États rayés de la carte des paradis fiscaux devraient y retourner… «Les paradis fiscaux doivent être éradiqués en Europe et dans le monde, a affirmé François Hollande. Je n'hésiterai pas à considérer comme un paradis fiscal tout pays qui refusera de coopérer pleinement avec la France.» Reste que rien n'est dit sur la nécessaire harmonisation de la fiscalité en Europe qui est pourtant une des clés pour combattre le moins disant fiscal et permettre aux États de retrouver les marges budgétaires dont ils ont le plus grand besoin…
(1) L'enquête «OffshoreLeaks» associe
35 médias internationaux et le Consortium des journalistes d'investigation international (ICIJ) basé à Washington. L'ICIJ est un réseau indépendant qui regroupe quelque
160 journalistes dans plus de 60 pays. C'est lui qui a récupéré l'ensemble des données constitué de 2,5 millions de fichiers.
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