Près de 300 000 personnes dans toute la France ont répondu à l'appel des gilets jaunes pour protester contre la taxation du diesel. Une révolte qui, plus largement, traduit un ras-le-bol de la politique impulsée par le président Macron. Reportage au rond-point de Charmeil, à l'entrée de Vichy en Auvergne.
Depuis 7 heures du matin, quelque 200 personnes vêtues du gilet jaune de rigueur tiennent le rond-point de Charmeil, une bourgade dont la route principale mène à Vichy (Allier). À l'autre bout de la ville, même topo. Sur le rond-point de Bellerive-sur-Allier, des citoyens « en colère et apolitiques » filtrent au compte-gouttes les voitures et camions qui veulent emprunter la départementale D6.
Le ciel maussade et le froid humide n'ont pas découragé les gilets jaunes. Pour beaucoup d'entre eux, c'est la première manifestation depuis des années, voire la première tout court. « On est passés de “ à quoi bon” à “agissons” ! Et ça, c'est positif », résume l'un des participants.
Sans micro ni porte-voix, Angélique, 28 ans, est présentée par ses compagnons comme l'une des organisatrices du rassemblement. Elle relativise immédiatement : « c'est un mouvement citoyen et apolitique, il n'y a pas de responsable officiel. Disons que j'ai suivi les informations sur Facebook et permis la coordination », dit-elle avec modestie.
Ras-le-bol et sentiment de déclassement
Sans aucune expérience militante, elle trouve originale et futée la stratégie choisie par les gilets jaunes : ralentir le plus possible la circulation, tout en laissant passer de temps en temps deux ou trois véhicules afin d'échapper à l'infraction d'entrave à la circulation. Pourquoi cette option plutôt que de manifester en centre-ville ? « Pour taper Macron au portefeuille. On espère que cette journée sera une journée zéro consommation. C'est une manière de ne pas faire entrer la TVA dans les caisses de ce gouvernement », estime Sophie, 53 ans, novice en manifestation et clairement opposée « aux syndicats et aux partis politiques qui ne représentent plus le peuple ». Pour elle, en plus des taxes et de « tout ce que fait Macron », c'est l'augmentation de la CSG pour les retraités qui l'a poussée à se mettre en travers de la circulation.
Ex-formatrice en informatique, elle est depuis quelques années en incapacité totale de travail. Le couple ne vit qu'avec la retraite du mari, soit 2 450 euros pour deux. Avec un loyer à payer, les charges qui ne cessent d'augmenter, Sophie fait partie de cette classe moyenne qui a le sentiment de payer tout le temps et de ne bénéficier de rien. Année après année, elle fait le constat que sa vie est « de moins en moins bien ». Elle estime encore qu'Emmanuel Macron « est un bon petit VRP de la finance et de l'Europe. Pour des gens comme nous, il ne fera rien », dit-elle en embrassant d'un geste large l'ensemble des gilets jaunes du rond-point.
À la fin du mois, on ne mange plus que des pâtes
De fait, dans leur diversité d'âges, de professions, d'opinions politiques — que personne n'exprime ouvertement —, tous les gilets jaunes crient leur ras-le-bol de l'augmentation des taxes et du coût de la vie. Gaz, électricité, mutuelle, carburant, alimentation… Angélique et son compagnon ont beau travailler sans compter, ils survivent plus qu'ils ne vivent. « J'enchaîne les CDD dans une entreprise de maroquinerie qui approvisionne les marques de luxe. Mon ami, lui, est chauffeur-livreur. Il se lève tous les jours à 5 heures du matin. À nous deux on gagne 3 000 euros net. Avec deux enfants c'est ric-rac. À la fin du mois, on ne mange plus que des pâtes. Cette année, par exemple, le seul plaisir qu'on a pu se payer c'est une séance de cinéma avec du pop-corn pour les enfants ».
Les gens comme nous n'ont plus confiance en l'avenir
Anne-Marie, grand-mère, bonnet à pompon sur la tête, se présente comme « une nantie selon monsieur Macron », parce que retraitée, elle vit avec 1 200 euros de pension mensuelle. « On est revenus au temps du servage, lance-t-elle avec colère. Les grands qui nous gouvernent vivent comme des rois et nous on paie la dîme et la gabelle ». Ce monde selon Macron, qui se fabrique sans elle, la révolte autant qu'il lui fait peur. « L'horizon est tellement incertain et dangereux que mon arrière-petit-fils a fait le choix de ne pas avoir d'enfant. C'est dire s'il n'a aucune confiance dans l'avenir… », se désole-t-elle.
Comment faire pour se passer d'une voiture ?
Dans cet océan de désespoir qui s'exprime simplement, la taxation sur le carburant diesel est la « taxe de trop pour des gens comme nous », lance Dominique qui fait le pied de grue sur le rond-point avec Buck, son berger allemand qu'il a affublé du gilet jaune. « Comment faire pour se passer d'une voiture ? », fait mine de questionner ce salarié du bâtiment qui travaille à une vingtaine de kilomètres de son domicile sans aucune alternative pour se déplacer que sa voiture diesel, faute de transports publics dans cette zone rurale.
De la réaction populaire à la révolution ?
« Il ne faut pas croire que tous les gens qui sont ici sont d'affreux pollueurs qui n'en ont rien à faire de la transition écologique, enchaîne calmement Cédric, technicien de laboratoire au sein de l'Éducation nationale. On ne peut pas continuer à être pressurisé comme ça sans avoir une réaction populaire », estime ce jeune homme qui a exercé des métiers par dizaines avant d'avoir un statut de fonctionnaire. « À titre personnel, je suis assez écolo et persuadé que les énergies fossiles sont vouées à disparaître. Du coup, la voiture telle qu'on la connaît aussi. Il faut réaliser une transition écologique, mais elle ne doit pas être clivante, elle ne doit pas marginaliser les gens ».
Au fil de la discussion, il abordera pêle-mêle la question des « petites » lignes SNCF, la prise en compte nécessaire des bulletins de vote blancs, son vœu d'une VIe République « sans pour autant être pro-Mélenchon », la démission de Hulot, le mariage pour tous, le poids des lobbys, les scandales sanitaires des bébés sans bras… Pas toujours facile à suivre, mais Cédric y voit une cohérence d'ensemble : « On n'est plus en démocratie. Ça fait deux élections qu'on a volées au peuple. Majoritairement on a voté contre… pas pour le programme de Macron ».
Sur le rond-point, les cris de « Macron rend le pognon », « Macron démission » jaillissent comme pour appuyer la démonstration de Cédric. « J'ai appris en philosophie qu'il suffit d'une étincelle dans la masse pour qu'une pensée bascule dans une autre pensée », rapporte celui qui a aussi été électricien. « On ne peut plus continuer à vivre comme ça, dans une société non représentative qui démantèle les services publics. Je vais employer un mot lourd de sens : Révolution. On l'entend beaucoup ici. Désolé, mais elle est devenue nécessaire. Moi, je rêve d'une révolution non sanglante, mais qui remette les choses à plat ».
Le 17 novembre, et après ?
D'autres, plus pragmatiques, rêvent surtout à la poursuite d'un mouvement capable d'agréger toutes les colères : celle des chauffeurs routiers, des agriculteurs, des ambulanciers… à même de bloquer la France « jusqu'à ce que Macron nous écoute ». Avec quels mots d'ordre ? Sur quelles bases de négociations ? C'est la grande inconnue. Et pas question de se faire aider des syndicats ou des partis politiques. Tous — pour le moment du moins — disent leur extrême défiance envers les « corps intermédiaires ».
Et tant pis si les généralités et les poncifs les plus éculés y passent : « les syndicats se servent sur le dos des salariés », « ils sont plus proches de l'État que des salariés », « ils ne protègent que les salariés qui sont les mieux lotis » et « ne représentent qu'une infime partie des gens »… Cédric, lui, a une approche moins tranchée qui donne matière à réflexion : « Une génération de militants n'a pas su former la nouvelle. C'est ce que me dit mon oncle, cheminot et militant CGT. Les syndicats n'ont pas su voir venir les évolutions du monde de travail, ni les nouveaux modes de communications ou d'actions », explique encore le technicien en laboratoire.
Étonnement, alors que la question du pouvoir d'achat est présente à chaque prise de parole, les revendications salariales sont quasi-inexistantes. Rien non plus sur les conditions de travail, la réduction du temps de travail ou le partage de la richesse. Ces injustices flagrantes ne semblent pas faire partie du vocabulaire « spontané » des gilets jaunes. Tout se passe comme si l'échelon de l'entreprise était gommé. Comme si les rapports de classes entre le salariat et le patronat étaient dissouts. Comme si le peuple voulait être en prise directe avec le pouvoir. Moment prérévolutionnaire ? On n’en est plus très loin.