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Crise du modèle social : comment l’affaiblissement de la protection nourrit le vote d’extrême droite

1 octobre 2025 | Mise à jour le 1 octobre 2025
Par | Photo(s) : © Sébastien Calvet / Médiapart
Crise du modèle social : comment l’affaiblissement de la protection nourrit le vote d’extrême droite

Bruno Palier directeur de recherche au CNRS et specialiste des retraites

Considérée pendant les trente glorieuses comme un outil de la croissance, la protection sociale est depuis les années 1990 accusée par les libéraux d'être un élément de la crise en étant trop coûteuse. Les multiples « réformes » visant à réduire la dépense ont des conséquences graves sur le plan social, mais également politique, en favorisant la montée de l'extrême droite, comme l'explique Bruno Palier, spécialiste des systèmes de protection sociale en France et en Europe, directeur de recherche au centre d'études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po.

À quand remontent les premières formes de politique sociale ?

Au moyen âge, avec des interventions pour aider, mais aussi contrôler les vagabonds. Dès cette période, apparaît une ambiguïté que l'on retrouvera tout au long de l'histoire de la protection sociale, entre aide et contrôle, conquête sociale et béquille de l'ordre établi. L'émergence, au moment de la révolution industrielle, d'une classe d'ouvriers qui vendent leur force de travail en échange de la possibilité de se loger, de manger et de se vêtir fait apparaître de nouvelles situations quand ils ne peuvent travailler. Face à cela, ils vont s'organiser et mettre en place des solidarités professionnelles au sein de sociétés de secours mutuel en France – friendly societies, en Angleterre ; Hilfskassen, en Allemagne –, pour venir en aide à un collègue qui a eu un accident, à un autre devenu trop vieux pour travailler ou à la veuve d'un ouvrier mort au travail.

 

Qu'en pense alors le patronat ?

D'un côté, il n'aime pas savoir que les ouvriers se rassemblent, discutent, lui demandent éventuellement des comptes quand survient un accident : les premières lois sur les assurances accidents du travail sont votées en 1884 en Allemagne et en 1898 en France. C'est le début de l'organisation ouvrière et l'argent collecté peut aussi servir de caisse de grève. Pour autant, les patrons comprennent que les ouvriers ont des besoins, qui rencontrent leur propre intérêt : avoir une main-d'œuvre en bonne santé, notamment. Un autre élément important à l'époque est qu'il n'existe pas de marché du travail en tant que tel : le matin, vous allez à l'usine, vous êtes embauché ; le soir, vous débauchez, vous êtes payé et vous revenez le lendemain… ou pas. L'employeur a donc besoin de s'assurer la fidélité des ouvriers les plus qualifiés. Or, il ne suffit pas de payer un bon salaire, car votre concurrent peut aussi le faire. Alors, certains vont loger leurs employés, leur donner de l'argent pour aller voir un médecin quand ils tombent malades. Surtout, une façon de les garder longtemps sera de proposer d'investir une partie du salaire, soit dans l'entreprise (Allemagne), soit sur les marchés (Angleterre ou France), et de verser le capital et les intérêts après un certain âge si vous êtes resté dans l'entreprise. C'est comme ça que naîtront les systèmes de retraite, notamment dans des compagnies ferroviaires – alors privées –, pour qui les machinistes sont rares et convoités. Des patrons vont aussi abonder les caisses ouvrières ou créer des sociétés de secours mutuel, avec pour contrepartie, bien sûr, de ne pas faire grève.

 

Dès le début, la répartition des rôles semble bien établie : à l'état le champ de l'assistance ; au monde du travail, celui des assurances sociales. C'est Otto von Bismarck, chancelier de l'empire allemand (1871-1890), qui va rendre obligatoires les assurances sociales contre les risques maladie, les accidents du travail, la vieillesse et l'invalidité…

Oui, avec un système reposant sur une participation des ouvriers et des employeurs, sous la forme de cotisations sociales proportionnelles aux salaires. Les raisons pour lesquelles Bismarck s'engage dans cette voie tiennent moins à sa fibre sociale qu'à sa volonté de couper l'herbe sous le pied aux socialistes et aux syndicats, dans le contexte économique et social très tendu des années 1870. Le Danemark et la suède lui emboîteront progressivement le pas un peu plus tard, la Grande-Bretagne en 1906 – sous la forme d'un système d'assurance nationale financé par l'impôt –, la Belgique en 1913, et il faudra attendre 1945 en France. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y avait rien avant. Il existait des assurances sociales dans les mines, les chemins de fer, pour les fonctionnaires également, sous l'impulsion de napoléon III. Bismarck était ambassadeur de Prusse à paris, à la même époque, et il n'est pas interdit de penser qu'il s'en est inspiré. En 1910, il y a eu une tentative d'instituer des retraites ouvrière et paysanne, mais elle a échoué. Le 5 avril 1928 est une date importante puisqu’est voté au parlement un texte portant sur la couverture des risques maladie, invalidité, vieillesse et décès pour les salariés modestes.

 

Et pour les indépendants, les agriculteurs, les commerçants, les femmes… ?

Effectivement, avant 1945, la protection sociale ne touche pas tout le monde. L'économiste William Beveridge sera le premier à penser un système de sécurité sociale global, pour vaincre les « cinq géants » : la pauvreté, l'insalubrité, l'ignorance, le chômage et la maladie. En 1942, il publie un rapport qui va définir l'universalisme, en partant du postulat que tout citoyen, quel que soit son statut, doit bénéficier de droits sociaux, et que l'état doit garantir à l'individu, du berceau jusqu'à la tombe, un revenu en cas de difficulté. Dans le contexte de guerre, il ne s'agit pas seulement de faire tomber le régime nazi, mais aussi de poser les bases d'un nouveau monde, offrir un horizon de progrès social fondé sur l'amélioration des conditions de vie, de travail, de santé, et de faire en sorte que la vieillesse ne signifie plus pauvreté. Durant la guerre froide, la mise en place de systèmes de protection sociale va servir d'argument à l'ouest pour dire que son modèle apporte la liberté et protège, lui aussi, les populations sur le plan social. La pression venue de l'est retombant à partir de 1989 avec la chute du mur de berlin, les économistes néoclassiques vont commencer à expliquer qu'il faut un arbitrage entre équité et efficacité, que le modèle égalitariste défendu par l'ex-Urss s'est effondré, que le social est trop coûteux et inefficace.

 

Existe-t-il une géographie de la protection sociale ?

Tout à fait. Dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni, Australie…), on considère que la responsabilité de l'état est de s'occuper des plus pauvres et que le reste de la population doit faire appel au marché (assurances privées, fonds de pension, etc.). Dans d'autres pays, comme la France et l'Allemagne, le système repose sur un régime obligatoire d'assurances sociales financé par des cotisations salariales, qui garantit un revenu de compensation en cas de perte de revenu liée à la maladie, aux accidents du travail, l'invalidité, la vieillesse… enfin, il y a les systèmes universels de prestations sociales (petite enfance, santé, éducation…) caractéristiques des pays nordiques, financés par l'impôt. Toutefois, dans la pratique, chaque pays est une combinaison de tous ces éléments. En France, les politiques d'assistance sont aussi présentes, au travers du rsa [revenu de solidarité active, ndlr], par exemple, l'universalisme aussi, à l'instar de l'éducation ou des allocations familiales.

 

Selon l'organisation internationale du travail, seul un tiers de la population mondiale serait couvert par un système de sécurité sociale. Qu'en pensez-vous ?

Je me méfie des données qui visent à globaliser. La protection sociale est un ensemble d'éléments qui recouvre les retraites, les services de santé, le chômage, des prestations pour les enfants ou les plus pauvres… elle est soit rendue obligatoire, soit financée par les pouvoirs publics, mais il arrive dans des pays que des secteurs l'organisent sans attendre l'intervention de l'état. Dans certains pays d'Amérique latine, par exemple, les fonctionnaires sont plutôt bien couverts, de même que les salariés des secteurs industriels exportateurs. Ce n'est pas le cas du secteur informel, qui est très développé et où les travailleurs sont payés de la main à la main et, donc, ne cotisent pas, ne payent pas d'impôts. Le plus souvent, on a plus affaire à des mosaïques avec des trous, peu de pays dans le monde ont essayé de systématiser les choses comme en Europe. Le japon couvre une grande partie de sa population, la Corée aussi. Mais il s'agit là de pays très développés. Les États-Unis continuent d'avoir des millions de personnes sans assurance maladie.

 

Les choses évoluent pourtant, comme au Brésil avec la mise en place de la bolsa familia [la bourse familiale] à destination des plus pauvres…

Oui, la bolsa familia s'inscrit dans le cadre de ce que l'on appelle les « conditional cash transfers » –  les transferts monétaires conditionnels. Ce sont des prestations sociales destinées à lutter contre la pauvreté. Elles consistent à accorder des aides, notamment financières, en échange de l'obligation d'envoyer ses enfants à l'école et d'effectuer avec eux régulièrement des visites chez le médecin. Sur le même modèle, il y a progresa-oportunidades au Mexique, qui a permis le développement de prestations sociales à destination des travailleurs du secteur informel. Ces programmes ont contribué à faire baisser de manière importante la pauvreté en Amérique latine ou encore en inde.

 

Lors de la conférence d'Alma-Ata, en 1978, l'Organisation ondiale de la santé avait fixé pour les deux premières décennies du xxie siècle un objectif de « santé pour tous ». Nous sommes en 2025, où en est-on ?

De plus en plus de pays s'en approchent, même s'ils en sont encore loin. Le xxie siècle a vu des progrès considérables dans la diminution de la pauvreté et l'aide sociale apportée à toujours plus de populations. Certains états tentent de mettre en place des assurances maladie, de développer l'assistance santé, de construire des hôpitaux pour les plus pauvres, avec le concours des organisations internationales. Idem pour les retraites. Le développement de l'économie et de l'industrialisation favorise celui de la protection sociale. Car, pour prospérer, une économie a besoin de travailleurs en bonne santé, avec une espérance de vie suffisamment longue. L'industrie requiert d'avoir des ouvriers bien portants et qui savent lire et écrire. D'où la nécessité de développer l'éducation. C'est l'une des raisons qui a poussé jules ferry à rendre l'école obligatoire en France, en 1882. En Asie, la crise de 1997 a joué un rôle important dans le développement des politiques sociales. Des dirigeants ont pris conscience qu'ils manquaient de dispositifs sociaux pour amortir les chocs. Seulement, considérant que le faible coût du travail représentait leur premier atout dans la compétition mondiale, ils ont préféré, plutôt que d'investir dans les salaires et un niveau de protection sociale élevés, imaginer un modèle qui permet de concilier une montée en qualification et en gamme dans la chaîne de valeur globale, avec une main-d'œuvre moins chère, des investissements dans la santé, les soins et l'éducation, au travers de services.

 

La Chine est le pays qui a connu le plus fort développement économique et industriel depuis trente ans. Pouvez-vous nous dire comment y est organisée la protection sociale ?

Le système repose sur trois piliers. Le premier concerne les populations qui vivent dans les villes et qui sont en majorité des classes moyennes, des gens éduqués, voire très éduqués. Le deuxième, moins généreux, est destiné aux travailleurs « migrants », à savoir des personnes venues de la campagne pour vendre leur force de travail dans les usines en périphérie des villes. Les dispositifs portent sur la maladie et la vieillesse, mais de manière assez sommaire, or les conditions de travail restent très difficiles. Enfin, pour les ruraux, qui sont souvent des gens pauvres, il existe des dispositifs en matière de maladie, mais pas grand-chose d'autre.

 

Quelle est la situation en Afrique ?

Les choses sont à considérer sous l'angle du développement économique et de l'histoire coloniale. Les Anglais n'ont pas laissé les mêmes traces que les Français, les Belges ou les Néerlandais. De manière générale, l'accès à la santé en Afrique est moins garanti que sur d'autres continents, les assurances vieillesse sont moins répandues, parce que moins nécessaires du fait de l'espérance de vie plus courte. Comme en Amérique latine ou en Asie, le poids du secteur informel est très important, y compris dans un pays développé comme l'Afrique du Sud, qui fait partie des Brics depuis 2011. Là-bas, les évolutions se font par secteur, avec des tentatives d'universalité sur la santé.

Régulièrement, des voix s'élèvent pour dire que notre système est trop protecteur, qu'il pénalise la compétitivité de notre économie et de nos entreprises…

Que ce soit en 1929, en 1945, en 1997 ou plus récemment en 2008 et en 2020, il a été chaque fois réaffirmé la nécessité de plus de protection ou de nouvelles interventions de l'état. Le krach boursier de 1929 a donné naissance au new deal et au système de retraite et chômage aux États-Unis. La fin de la seconde guerre mondiale a permis la mise en place du modèle social actuel des pays européens, etc. La seule exception, ce sont les années 1970, avec les néoclassiques qui gagnent la bataille idéologique en arguant que la crise est le fait d'un nouveau paysage mondial, la globalisation, avec des pays, autrefois sous domination coloniale, qui veulent se développer. Ils expliquent alors que, s'il y a du chômage, c'est à cause de salaires trop élevés et d'un niveau de protection sociale qui bride l'initiative. En France, cela va se traduire par une obsession du « coût du travail », avec des tentatives régulières afin de limiter les dépenses sociales. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher [première ministre de 1979 à 1990] estime que la protection sociale, c'est de l'activité économique à part entière et va favoriser les assurances, les fonds de pension et la finance. Il y a eu alors une période de backlash [retour de bâton] en réaction au keynésianisme et à l'égalitarisme, avec une adhésion d'une partie des classes moyennes qui estimaient payer trop d'impôts, ne pas avoir le choix de l'école pour leurs enfants ou ne pas bénéficier de la redistribution autant que ceux qui « ne bossent pas ». Cela a donné lieu aux « réformes » libérales que l'on retrouve partout en Europe, fondées sur la flexibilisation du marché de l'emploi, la précarisation et l'intensification du travail. Le problème, depuis quelques années, est que les perdants de ces politiques de libéralisation se manifestent en votant pour l'extrême droite et en demandant plus de protection pour eux-mêmes, mais pas pour les autres, notamment les étrangers.

 

Comprenez-vous que l'extrême droite se positionne, en France, en défenseure du monde du travail et de la sécurité sociale… ?

Il faut comprendre ce qu'il s'est passé dans les années 2000. Tous les partis de gauche en Europe, notamment sociaux-démocrates, ont fait le calcul étrange qui consiste à dire que les ouvriers vont disparaître et qu'il existe un vivier d'électeurs parmi les plus qualifiés et ceux qui sont intéressés par les valeurs sociétales. Sans voir l'émergence d'un nouveau prolétariat, que l'on a appelé plus tard, pendant la crise du Covid, les « essentiels ». Ils travaillent dans les services, l'aide à domicile, et représentent 32 % des emplois, avec une rémunération inférieure de 20 % à la moyenne des salaires. C'est dans cette brèche que se sont engouffrés les partis d'extrême droite en opérant une mue sur le plan idéologique, en ramenant la protection sociale dans le panier de la xénophobie et en se posant en porte-voix de ceux qui travaillent dur, méprisés par les élites – les ouvrières « illettrées » d'Emmanuel macron, les « sans-dents » de François hollande. Des personnes essorées par trente ans de « réformes » des retraites, du marché du travail, de déremboursement sur les médicaments… les partis d'extrême droite vont parler de protection à des gens qui ont le sentiment, à tort ou à raison, d'en manquer de plus en plus, et mettent en concurrence deux types de situations : la protection sociale financée par les salaires, et donc le travail ; et l'assistance aux pauvres, aux chômeurs ou aux migrants, jugés comme des parasites.

Souvent présenté comme un modèle par le passé, notre système de protection sociale ne ferait désormais plus partie des plus performants, selon l'agence spécialisée suédoise Health Consumer Power house. Comment la France pourrait-elle faire évoluer son système pour le rendre plus efficace ?

Je pense que l'on pourrait faire mieux avec moins d'argent, en matière de santé, en supprimant un certain nombre de mécanismes de concurrence. Je pense à la t2a [tarification à l'acte mise en place en 2004, dans le cadre du plan hôpital 2007] ou à l'un des fondamentaux de notre système, le statut de médecin libéral. Cela génère des mécanismes de concurrence coûteux et inutiles. En outre, aucun autre pays en Europe ne pratique la liberté d'installation totale, aucun ! En Angleterre, c'est l'état qui paye les médecins, lesquels ne sont pas pour autant fonctionnaires. Ils sont en contrat avec l'état, demandent l'autorisation avant de s'installer, sont autorisés à faire certaines prescriptions, pas toutes. Du reste, ils ne sont pas moins bien payés, au contraire, ils gagnent en moyenne même plus que les médecins français. Pareil dans les pays nordiques. En France, on a un système libéral qui ne soigne pas tout le monde de la même façon, avec une concurrence forte entre les hôpitaux et des médecins qui s'installent souvent là où il y a de l'argent. Au terme de vingt ans de politiques libérales, j'observe que ce n'est pas là où il y a eu le plus de « réformes » (sur les retraites, l'assurance-chômage…) que les économies sur les dépenses sociales ont été les plus importantes. Par contre, elles ont fait du mal à beaucoup de gens parmi les plus fragiles et chez les nouveaux prolétaires des services. Il y a là le ferment possible d'une union de catégories que l'extrême droite s'évertue à opposer. Et tout l'enjeu d'un syndicat est de trouver les ciments de l'union.

Entretien réalisé pour la Vie Ouvrière 14 : « La Sécu, une idée toujours révolutionnaire »