Les Bibs de France et de Navarre devant le siège de Michelin
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« La question, c'est : comment garder une conscience professionnelle quand on sait qu'on va être viré ? Moi, je me la pose tous les matins en me levant à 04H30… Je me dis : pourquoi j'y vais ? »
Lundi, alors que les syndicats rencontrent à Paris le ministre de l'Économie Bruno Le Maire, Morgane doit faire comme d'habitude les 20 minutes de route depuis son village médocain de Macao, jusqu'à l'usine de boîte de vitesses où cette énergique blonde de 46 ans est entrée intérimaire en 1991, CDI en 1995. Dans les pas de son père, embauché en 1972 à l'ouverture de l'usine, qu'Henry Ford II en personne, petits-fils du fondateur de la marque, était venu inaugurer.
« À l'époque, Ford embauchait par vagues entières. Quand je suis entrée, on devait être 80 à la fois », se souvient-elle. À l'assemblage d'abord, puis machiniste, une des femmes pionnières au poste de « conducteur d'équipement industriel ».
Ford-Blanquefort, 3 600 employés à son pic, 850 aujourd'hui. Son personnel drainé de l'agglomération bordelaise, mais aussi de toute la Gironde, jusqu'aux départements voisins. Un parking salariés à perte de vue, « où plus d'une fois on errait en cherchant sa voiture… » « Quand on entrait chez Ford à l'époque, on était content, on se disait c'est gagné. C'était une bonne situation, l'assurance d'un emploi à vie ». Pour son père, Ford fut « toute la vie, vraiment une fierté ». Les trois-huit, les échelons gravis, de mécano à contremaître de maintenance, 30 personnes sous sa responsabilité.
Depuis le désengagement du constructeur, il a la rage. « Il a un badge retraité, il pourrait venir nous voir, mais il refuse, il dit que voir une partie de l'usine vide, ça lui ferait trop de peine. Et lui qui a roulé Ford toute sa vie, il vient de changer de marque, et dit à tous ses copains de boycotter… », s'amuse Éric, 55 ans, compagnon de Morgane. Un couple Ford parmi tant d'autres. Car à Blanquefort, on se rencontrait, aussi, bien sûr.
Pourtant, Ford, ça n'était pas toujours douillet. Physique, bruyant. « Chez moi à la soudure, c'était comme un avion au décollage, se souvient Éric. Avec les machines d'aujourd'hui, on se parle à 100 mètres, tranquille… ». Et l'usure des tours. 6 h-14 h ou 14 h-22 h, les enfants « qui apprennent à se débrouiller seuls ».
Aujourd'hui, c'est quatre jours par semaine. Si la production est atteinte, le vendredi est payé à la maison, « pour nous habituer gentiment à la fermeture », dénonce la CGT. 280 boîtes de vitesses sortent par jour, contre 2 300 jadis. « Donc, quand t'as fini ta production, eh ben… tu fais plus rien ».
Certains jouent aux cartes, aux dés. Morgane « apporte un bouquin, ou de l'administratif pour le club d'athlétisme » dont cette demi-fondeuse s'occupe. « Les cadres, ils passent, ils disent : et alors, ça tourne pas ? Ben non, 280, production atteinte… Ils repartent en maugréant un peu ». D'aucuns piquent une sieste. « Je me suis perdu les yeux plus d'une fois… », rigole Éric.
Pour distraire, il y a aussi Teddy Riner en « visite » à l'usine. Enfin, l'effigie carton du champion de judo, visage des récentes publicités Ford, que les syndicats ont gentiment « détournée » dans un clip pour leur lutte. Alors, ils « baladent » Teddy, affublé d'un tee-shirt « Stop aux suppressions d'emplois ». « Il se promène… aux presses, devant la direction, il vient boire un café à la machine… », rigole Éric.
Cela permet d'échapper aux discussions « sur les sous qu'on va toucher, les préretraites, les papiers qui manquent, le PSE, les dernières rumeurs… » Reprise ou pas, rachat par l'État ou pas, Éric et Morgane sont déjà ailleurs. Lui parce qu'il vise la préretraite. Elle parce qu'elle a « enclenché la marche avant », et rebondira, « quel que soit le domaine ». « Les gens par ici, ils disaient Ford, ça fait 20 ans qu'on en parle, mais ça fermera jamais. Ben si. Là, ça va fermer. C'est même la seule certitude qu'on ait ».
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