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Covid-19

La pandémie change les visages du travail

17 mars 2021 | Mise à jour le 22 mars 2021
Par | Photo(s) : Tesson/Andia
La pandémie change les visages du travail

Ces douze mois de pandémie ont bouleversé notre société, affecté les individus, mis à mal les rapports sociaux, modifié notre rapport au travail. Ils ont remis les services publics au centre de nos vies et révélé l'utilité sociale de millions de travailleurs. Ils ont aussi précipité des changements dans notre façon de travailler, qui seront durablement au cœur d'affrontements sociaux.

Cette enquête est extraite de notre édition de la NVO de mars 2021

Le 17 mars 2020, il y a un an, le pays expérimentait dans la douleur et l'improvisation le confinement, premier acte d'une crise économique et sociale cette fois provoquée par des décisions politiques et non, comme en 2008, par une faillite du système financier.

Depuis plusieurs semaines, les premiers indicateurs de cette crise étaient déjà évidents avec, par exemple, les blocages de production d'entre- prises très dépendantes des échanges commerciaux avec l'Asie, ainsi qu'une pénurie de masques de protection ou un déficit de certaines molécules banales. Le système hospitalier était embolisé et le confinement s'imposait comme seule parade à la propagation du virus.

« Près d'un an après le début de la pandémie, nous sommes confrontés à une tragédie humaine et à une urgence de santé publique, humanitaire et de développement », a récemment alerté le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, dans un discours. « Nous sommes confrontés à la plus grande récession mondiale en huit décennies », a-t-il ajouté.

Un profond mal-être

Déjà inscrite comme l'une des pires crises économiques et sociales, la pandémie de Covid-19 va laisser des traces pour l'ensemble de la planète et aussi d'incalculables conséquences sur les relations sociales, la psychologie des individus. Restrictions des libertés de circuler, relations sociales et familiales empêchées, impossibilité de faire des projets à court ou moyen terme, menaces sur l'emploi, télétravail en mode dégradé, baisses des revenus sont quelques-unes des causes d'un mal- être profond dont quelques sondages permettent de mesurer l'ampleur. Ainsi, celui de l'institut Gece à propos de l'impact des restrictions sanitaires sur le moral des Français publié le 4 février, nous dit que « 40,5 % des Français ont vu leur moral baisser durant la crise sanitaire ».

Les répondants à cette enquête mettent en avant les restrictions à la vie sociale telle que la fermeture des restaurants, mal vécue par 87 % des personnes interrogées ou celle des cinémas, invoquée par 71,5 %. Plus de 8 personnes sur 10 (81 %) se disent moralement touchées par la fermeture des lieux culturels (cinéma, théâtres, salles de concerts et musées). Cette enquête confirme celle publiée par le Cevipof, le centre de recherche de Sciences Po : « Lassitude », « morosité » et « méfiance » n'ont jamais autant taraudé le moral des Français (voir infographie).

 

Les visages du travail changent

Ce mal-vivre est profond et n'affecte pas les travailleurs que dans la sphère privée, comme le constatent les militants syndicaux : « On sent une augmentation des pressions morales, des situations de souffrance au travail. En 2018, c'était 5 % des problématiques entendues lors des permanences de notre union locale. En 2020, c'est trois fois plus », observe Damien Girard, pour l'union locale CGT de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), cité dans les colonnes de Ouest-France. Il a aussi constaté une évolution de la tranche d'âge : « On recevait des salariés de 40-49 ans. On a eu une forte augmentation des plus de 55 ans ».

La crise du Covid-19 affecte aussi le moral des cadres inquiets pour leur carrière : 35 % ont peur de perdre leur emploi (52 % des moins de 35 ans), et 36 % d'être « déclassés » ou « placardisés » dans les mois à venir indiquait, fin janvier, le dernier baromètre CFDT Cadres — Kantar. Les craintes pour l'emploi minent aussi les professions intermédiaires, interrogées par l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict-CGT) juste avant le deuxième confinement.

Ainsi 30 % des techniciens et agents de maîtrise placent la sécurité de l'emploi parmi leurs trois priorités, « une augmentation de 6 points qui confirme le chantage à l'emploi. Ce chiffre atteint 37 % dans l'industrie, un record depuis l'existence de ce baromètre », relevait l'organisation spécifique de l'encadre — ment qui alertait aussi sur le « mal travail » dominant dans la fonction publique, avec 55 % des fonctionnaires « qui estiment ne pas pouvoir faire un travail de qualité… Conséquence directe des suppressions de postes dans la fonction publique, derrière ce chiffre se cache la maltraitance institutionnelle et le fossé entre les missions de service public et la capacité des agents à les rendre effectives ».

Table ronde: Regards croisés sur le travail

Nouvelle normalité ?

Les « process » de travail, la perception du travail, le système de production et de distribution ont été bouleversés, chamboulés par l'arrêt des activités, les adaptations qu'il a fallu mettre en place. À la peur de perdre son emploi s'ajoutent, pour des millions de travailleurs, les mesures de gestion de la crise sanitaire (confinement, couvre-feu, distance entre les individus, port du masque, montée en charge du télétravail) qui ont allongé le temps de travail, qui l'ont intensifié et qui ont aussi fragilisé, voire détruit, les collectifs de travail.

« Avant la pandémie, il y avait déjà beaucoup de discussions autour des répercussions de la technologie sur l'avenir du travail », rappelle Susan Hayter, conseillère technique principale sur l'avenir du travail à l'Organisation internationale du travail (OIT). « Cet avenir est arrivé plus tôt que prévu, car de nombreux pays, entreprises et travailleurs se sont tournés vers le travail à distance pour enrayer la transmission du Covid-19, ce qui a radicalement changé notre façon de travailler. » Et désormais tout le monde se demande si ce changement dans nos habitudes de travail va devenir la nouvelle normalité, si nous allons passer d'une réponse à la crise à une révolution pérenne du travail.

Probablement, car cette pandémie et les épisodes de confinement ont accéléré des mutations du travail déjà entamées dans les dix dernières années avec la digitalisation. Le développement du télétravail dans de nombreuses activités a brouillé les frontières entre travail et vie privée avec non seulement l'annexion de fait du domicile, mais aussi avec des semaines de travail atteignant les 60 heures. Cette expérimentation souvent douloureuse et chaotique du télétravail a au moins permis aux organisations syndicales françaises d'imposer au patronat une nouvelle négociation nationale interprofessionnelle sur le télétravail. Qui a débouché, selon la CGT, sur un « non accord qui se veut ni prescriptif, ni normatif et, ainsi, non contraignant pour les employeurs. »

Un texte qui, pour la confédération, n'apporte pas de progrès en matière, par exemple, de « prévention des violences sexistes et sexuelles, de prise en charge des équipements de travail par l'employeur, d'effectivité du droit à la déconnexion et d'introduction de plages d'indisponibilité. […] Des mesures qui auraient constitué autant d'avancées attendues par les salariés qui aspirent à un meilleur équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle ».

Travail à distance : vers un mode hybride Selon la deuxième enquête « Work Reworked » de Microsoft publiée en octobre 2020, le télétravail expérimenté dans la contrainte devrait perdurer, sous une forme « hybride ».

L'étude menée auprès de 9 000 salariés et dirigeants d'entreprises de 15 pays européens, dont la France, montre que si 15 % des entreprises, ou organisations, avaient mis en place le travail à distance en 2019, le chiffre a bondi à 77 % un an plus tard à la faveur de la pandémie.

Cette montée en puissance du télétravail s'est opérée en « mode dégradé », avait estimé l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict-CGT) au printemps 2020 en raison, notamment, de la rupture des liens des collectifs de travail.

Quelques mois plus tard, cette enquête de Microsoft plaidait pour une évolution vers un modèle « hybride » à mi-chemin entre « présentiel » et « distanciel » plébiscité par près de neuf chefs d'entreprise sur dix.

Mais cette transition n'a de sens que si les méthodes d'animation des équipes changent. S'il s'instaure un management basé sur la confiance et non sur la supervision.

« Le télétravail doit être un moyen pour gagner de l'autonomie sur le contenu de son travail et sur son organisation. Le domicile étant un lieu privé, les systèmes de surveillance doivent être bannis (excès de reporting…) », préconise ainsi la CGT de l'encadrement.

La fin de « la vie de bureau »

Avec cette montée en puissance soudaine du télétravail germe l'idée de la fin de « la vie de bureau ». C'est sans doute exagéré. L'Organisation internationale du travail (OIT) estime que, dans les pays à revenu élevé, 27 % des travailleurs pourraient travailler depuis leur domicile, parce que leurs emplois le permettent et parce qu'ils ont accès à la technologie et aux infrastructures de télécommunications.

Pour autant, cela ne signifie pas qu'ils continueront de travailler à distance, mais plutôt dans un mode hybride (voir encadré). Si nombre de télétravailleurs n'ont pas échappé à l'hyperconnexion au travail et hors travail, cette pandémie a mis en évidence et aggravé, de manière crue et brutale, les inégalités numériques.

Le digital a permis de maintenir des liens sociaux, mais si pour 80 % des Français les connexions ont explosé, deux sur dix ont été renvoyés à leur précarité monétaire, à leur « illectronisme » [inhabileté, illettrisme numérique], aux zones blanches du territoire.

Industrie : quand la bise fut venue

La crise a aussi mis en évidence l'incapacité industrielle de notre pays qui se « trouva fort dépourvu quand la bise fut venue ». Incapable de produire des masques, des molécules aussi basiques et banales que du paracétamol, des respirateurs, des tests, puis de mettre au point un vaccin.

« Quel gâchis ! », déplorait la présidente du groupe de la CGT au Conseil économique, social et environnemental (Cese) dans une tribune à L'Humanité le 4 février 2021. « Les enjeux de la production industrielle sont devant nos yeux : regagner notre indépendance pour répondre aux besoins, reconstruire de véritables filières industrielles, en France et en Europe, dans une économie plus circulaire faisant place aux circuits courts et à l'usage, produire des objets durables, réparables, répondant aux besoins sociaux définis démocratiquement et permettant à l'homme de vivre en harmonie avec la nature, financer la recherche, trans- former le travail pour répondre à l'aspiration des travailleurs, augmenter les qualifications de toutes et tous, mettre en place des coopérations. Cela nécessite une véritable planification impulsée par un État stratège », assurait ainsi Marie-Claire Cailletaud.

Reste que s'il est un changement important de cette année maudite, c'est celui de la prise de conscience par l'opinion et les acteurs sociaux de l'incapacité du marché à réguler toute notre vie. Changement acté – du moins dans le discours – par Emmanuel Macron dès le mois de mars 2020. Hélas, de ce point de vue, le gouvernement, loin d'avoir changé de braquet, s'est contenté ces derniers mois de vœux pieux sur les relocalisations.

Pire, il a sorti le carnet de chèques pour voler au secours de filières comme l'automobile alors que, dans le même temps, les deux constructeurs français poursuivent, accélèrent les manœuvres de concentration, fusion, rachat, délocalisation. « Partout, nous sommes confrontés à des choix stratégiques des grands groupes qui ont bénéficié de sommes faramineuses. Le plan de relance du gouvernement se traduit sur le terrain par un plan de casse… au lieu de servir à l'emploi, l'argent public sert à délocaliser et fragiliser les réseaux de sous-traitance », dénonçait à ce propos Frédéric Sanchez, secrétaire général de la fédération CGT Métallurgie lors d'une conférence de presse sur l'industrie le 24 février.

Un Ségur et beaucoup d'oubliés

Du côté de l'hôpital et du secteur sanitaire et social, là aussi les douze mois que nous venons de traverser laisseront des traces. D'abord parce que, dès les premières heures, la faillite de la politique sanitaire nous a sauté au visage. Ensuite parce que les personnels qui se battaient depuis des mois dans les hôpitaux et les Ehpad pour leurs effectifs, leurs conditions de travail et leurs salaires ont été confortés dans leurs revendications par une nouvelle perception des enjeux par l'opinion.

La vague étant trop haute, le gouvernement a dû céder l'ouverture de négociations du Ségur de la Santé et satisfaire partiellement quelques revendications. Mais il a aussi créé plus de frustration en négligeant ceux qui se qualifient désormais comme les « oubliés du Ségur ». Reste que les réponses salariales ne sauront suffire à régler les problèmes. Durant quelques semaines, au printemps dernier, les services hospitaliers ont connu une séquence « open bar » où les besoins sanitaires ont prévalu sur les logiques comptables des agences régionales de santé et des directions.

Mais dès la fin mai, les syndicats et collectifs en lutte déploraient un retour à « l'anormal » confirmé à l'automne par l'adoption d'un projet de loi de finances de la Sécurité sociale qui prévoit encore des millions d'euros d'économies au nom de la rationalisation et une évolution des dépenses de l'assurance maladie trop basse pour couvrir celles liées à la pandémie.

Émergence et exigences de la deuxième ligne

C'est sans doute dans le domaine des activités de service, du commerce et de la distribution que les bouleversements de la pandémie seront les plus durables. Du point de vue revendicatif d'abord, en faisant émerger l'image des salariés de la deuxième ligne, mais surtout le manque de reconnaissance salariale de ces travailleuses et travailleurs.

Leur caractère essentiel à la continuité économique et sociale a certes été reconnu d'abord par les applaudissements des citoyens, puis dans les discours présidentiels, mais pas encore, loin s'en faut, sur les bulletins de paie. Les négociations sur la reconnaissance de ces salariés sont toujours dans les limbes. Mais la question salariale, comme celle de l'emploi, seront sans doute durablement au centre de l'activité syndicale dans ces secteurs qui sont aussi très concernés par l'accélération de la digitalisation des achats, les commandes en ligne avec livraison ou collecte.

Si, très provisoirement, les petits commerces de centre-ville ont bénéficié d'un report de clientèle en raison des fermetures de centres commerciaux, ce sont néanmoins les géants du e-commerce, la grande distribution et les plateformes de livraisons de repas qui sortent grands gagnants de cette année pandémique. L'essor du commerce en ligne, des livraisons à domicile, du « clic & collect » a partiellement soutenu la consommation de biens et d'équipements et les commerçants pas, ou faiblement, digitalisés ont été incités à s'y mettre.

Dans la grande distribution, cette crise sanitaire a été le prétexte à une accélération de mutations telles que l'automatisation des caisses, les « drive ». Elle a aussi dopé la mise en place de la « polycompétence » c'est-à-dire l'obligation faite aux salariés d'assumer toutes les tâches d'un magasin afin de faire la chasse aux temps morts. Polycompétence non reconnue et non rémunérée, alors que la polyvalence était reconnue et rémunérée. Par ailleurs, le patronat de la grande distribution et le gouvernement cherchent à mettre à profit cette période pour banaliser encore un peu plus le travail dominical, en prétextant des baisses de chiffre d'affaires et de fréquentation liées au couvre-feu et aux confinements.

Offensive sur le temps de travail

L'état d'urgence sanitaire a conféré à l'exécutif des pouvoirs spéciaux lui permettant de décider, par ordonnances, des mesures dérogatoires au Code du travail donnant la possibilité au patronat d'obtenir des dérogations aux limites du temps de travail des salariés, — qu'il revendique de longue date en dehors de tout contexte pandémique.

Le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, a prévenu, dès le mois d'avril, qu'il « faudra bien se poser tôt ou tard la question du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise économique et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire ». Une prophétie qui augure un bras de fer sur cette question du temps de travail, pour faire payer aux salariés la dette sociale de cette pandémie et faire baisser le coût du travail.

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