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Table ronde : regards croisés sur le travail

17 mars 2021 | Mise à jour le 22 mars 2021
Par | Photo(s) : DR
Table ronde : regards croisés sur le travail

Amel Kefti, CGT commerce distribution, services (en haut à gauche), Jean-Marc Canon, Union fédérale des syndicats de l’État (haut à droite), Christophe Prudhomme, CGT Santé et Action sociale (en bas à gauche), Sophie Binet, Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens, Ugict-CGT (en bas à droite)

Les transformations du travail ont été précipitées par la pandémie, favorisées par les développements numériques. Certains groupes ont profité de cette aubaine pour précipiter leur restructuration, réduire leurs effectifs et précariser. Beaucoup de ces changements seront durables et interpellent les militants syndicaux réunis pour cette table ronde.
Cette table ronde a été animée en visio conférence le 26 février 2021. Elle est publiée dans notre édition de la NVO de mars 2021
Quelles conséquences de la crise sanitaire avez-vous mesurées dans vos champs professionnels respectifs ? Quels en sont les impacts sur le travail ?

Amel Kefti : Cette crise a eu des effets paradoxaux dans nos secteurs du commerce, de la distribution et des services. On s'est vite rendu compte, dès le début de la pandémie, que les plans de suppressions d'emplois ne concernaient pas les établissements touchés par les fermetures administratives qui, eux, ont maintenu leurs emplois avec le dispositif de l'activité ­partielle et les aides de l'État.

Ce sont les multi­nationales, les grands groupes, qui avaient déjà des projets dans leurs cartons, qui en ont profité pour se livrer à des restructurations en masse. Je pense que le plus douloureux est encore à venir dans nos secteurs où la crise va se faire sentir avec des effets domino, car beaucoup d'entreprises sont liées entre elles par leurs ­activités. Je pense, par exemple, à tous les métiers de service qui sont utilisés par les ­activités de commerce.

 

Sophie Binet : En ce qui concerne les cadres, ingénieurs et techniciens, nous observons aussi des transformations qui étaient déjà en germe et qui ont été accélérées par la crise. Le déploiement en grand du télétravail donne le sentiment qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Nous étions autour de 5 % de télétravail avant la crise, essentiellement pratiqué par des cadres, et maintenant nous sommes arrivés à un niveau quasiment structurel dans ces catégories.

L'autre changement important de la période c'est la « plateformisation », la digitalisation de notre économie dont on voit, par exemple, les effets dans les secteurs du commerce et de la distribution, avec de fortes conséquences en matière d'emploi. Je crois aussi que cette période est révélatrice d'aspirations. Elle fait émerger avec force la question de la finalité du travail, avec de plus en plus de cadres et de professions intermédiaires qui aspirent à vivre et à travailler autrement.

C'est un vrai point d'appui pour le syndicalisme afin de reprendre la main sur la finalité du travail. Enfin, et on le constate de plus en plus en ce début 2021, on est face à une montée en puissance des risques psychosociaux et de « burn-out ». On a une grosse pression sur la santé au travail avec une nouvelle résurgence de suicides, mais les entreprises ne le prennent pas suffisamment en compte avec des plans de prévention des risques du télétravail.

 

Christophe Prudhomme : Cette pandémie a montré que la casse de notre outil industriel nous a mis dans l'incapacité à produire des biens essentiels pour le système de santé. Et d'ailleurs, un des acquis de cette période, c'est aussi qu'elle nous a amenés à plus, et mieux, travailler ensemble avec d'autres organisations CGT, par exemple sur les questions de l'industrie pharmaceutique et la recherche.

Je pense que cette période valide ce que la CGT porte depuis longtemps, notamment concernant les reculs du service public, les fermetures de lits et de services qui ont mis à mal notre capacité à répondre à cette pandémie. Ce qui nous met en difficulté, c'est le manque de lits, en particulier en réanimation, et le manque de vaccins. Cette crise a démontré les besoins humains et c'est ce qui nous amène à présenter notre proposition pour la création de 400 000 emplois dans la santé, les Ehpad, l'aide à domicile et, dans cette période, nous avons commencé à organiser des bureaux d'embauche pour porter ces revendications.

Cette crise repose aussi la question des rémunérations et de la qualité de ces emplois si l'on veut qu'ils soient attractifs et arrêter la fuite des effectifs. Cette pandémie provoque un épuisement des personnels et, en 2020, on a eu plus de démissions que d'embauches. Je crois qu'il va vraiment falloir qu'on soit plus offensifs sur ces questions d'emploi parce que les plans de restructuration hospitaliers sont toujours d'actualité, le gouvernement continue de pousser à des regroupements, des fermetures de lits, de services ou d'établissements.

 

Jean-Marc Canon : Évidemment, je souscris à ce que mes camarades viennent de dire. Dans les trois versants de la fonction publique, cette crise sanitaire a conduit à une surcharge de travail, à une forme de découragement, mais aussi à une forte interrogation sur le sens du travail et sur ce qu'est l'intérêt général.

Cette période a remis en avant les besoins de service public et, plus généralement, des choses que la CGT disait depuis des années sans toujours être entendue. Elle a aussi montré la cohérence des différents services publics entre eux, qu'on nous présente si souvent de manière caricaturale comme un millefeuille. C'est quand même devenu compliqué pour les libéraux, en ce moment, de venir raconter sur les plateaux de télé qu'il y a trop de fonctionnaires, trop de médecins, trop d'aides-soignantes ou de personnels pour s'occuper des plus fragiles.

Je pense que cette période qui valide nos analyses et propositions doit nous inciter à plus d'audace et de pugnacité sur ces enjeux d'emploi public, d'autant que dans le cadre de la préparation du budget 2022, ce qu'on voit se dessiner, ce sont encore des suppressions d'emplois. Il va falloir aussi veiller à ce que le peu qui a été obtenu, par exemple, dans le Ségur de la santé, ne le soit pas au détriment d'autres catégories ou missions tout aussi importantes.

La pandémie change les visages du travail

Vous avez évoqué le télétravail et la numérisation des activités. Quels en sont les impacts durables sur le travail ?

Sophie Binet : La généralisation du télétravail, et notamment à temps plein, s'est opérée en mode dégradé et sans encadrement comme l'avait révélé notre grande enquête qui avait recueilli 35 000 réponses en mai 2020. Ce qui se dégage, c'est une volonté patronale d'ubériser le travail avec un sous-statut en dehors du droit et des garanties collectives.

Ce qui se traduit, par exemple, par la non-prise en charge des frais professionnels par les entreprises, par l'absence de cadre sur le temps de travail. On est en train de passer d'une obligation de moyens des ­entreprises à une obligation de résultats imposée aux télétravailleurs qui, finalement, pourrait déboucher sur une généralisation de l'autoentreprenariat. L'accord national interprofessionnel, que la CGT n'a pas signé, n'est même pas de ce point de vue une charte de bonnes pratiques car il ne contient rien de contraignant.

Ce qui ressort de cette période, c'est que les salariés aspirent au télétravail et c'est pourquoi l'Ugict a lancé une campagne sur ce thème, en se basant sur la consultation des salariés. Il est important qu'ils puissent s'exprimer et dire à quelles conditions ils veulent télétravailler : ­préserver les collectifs de travail, limiter le ­travail à un mi-temps, préserver les droits des salariés. Si les salariés aspirent à télétravailler, c'est bien sûr pour se protéger du Covid, pour gagner du temps de transport mais également pour retrouver de la liberté, de l'autonomie dans l'organisation et le contenu du travail. Il faut bien prendre en compte ce que cela nous dit en creux sur la dégradation des conditions de travail en présentiel.

Les salariés aspirent à télétravailler pour se protéger du Covid, mais également pour retrouver
de la liberté, de l'autonomie dans l'organisation et le contenu du travail.Sophie Binet

Amel Kefti : La numérisation, ces derniers mois, s'est opérée au détriment des salariés avec une accélération de l'automatisation des caisses. Du fait de la crise et de la volonté de lisser l'ouverture sur sept jours, on a aussi assisté à l'externalisation vers la sous-traitance de l'accueil dans les magasins tout automatisés le dimanche. Les directions y vont au culot. Là où nous sommes implantés, nous avons réussi à les faire reculer en saisissant les autorités compétentes.

Et puis, là aussi, on a un phénomène d'ubérisation du travail dans la restauration, et plus particulièrement dans la restauration rapide, avec le recours massif à des livreurs de plateformes. L'enjeu, pour notre organisation, ça va être de mettre en lien les besoins des salariés de ce secteur avec ceux des travailleurs des plateformes. Mais il va nous falloir prendre en compte le souhait de ces travailleurs ubérisés de se dégager du lien de subordination et les aider à ne pas tomber dans le piège tendu avec l'autoentreprenariat.

Ces mois de pandémie ont aussi provoqué une montée en charge sauvage et improvisée du « clic & collect » dans le non-alimentaire. On a demandé aux salariés de s'adapter aux machines et à leur cadence, et pas l'inverse, ce qui a aggravé des conditions de travail déjà dégradées. On a demandé aux gens de devenir des vendeurs virtuels polycompétents capables de tout faire dans un magasin. Tout ça sans augmentation de salaire, sans formation, sans cadrage. On a un exemple criant des dérives de la polycompétence chez Monoprix.

On a vu arriver des autoentrepreneurs de la plateforme StaffMe pour renforcer les effectifs de salariés, alors que l'enseigne avait les moyens d'embaucher pour faire face à la demande de la clientèle. Et on leur fait tout faire : de la caisse, du rayon, du « clic & collect ». Le risque, c'est que demain disparaisse la notion de métiers et qu'on ait plus que des robots humains capables de tout faire, des travailleurs jetables.

 

Sophie Binet : Cette période que nous traversons doit aussi nous permettre de remettre en débat ce qui doit être automatisé, pour soulager, améliorer les conditions de travail et ce qui doit rester humanisé, pour préserver le lien social et le relationnel de ces métiers. C'est aussi ce que les gens ont dit en applaudissant les ­caissières des supermarchés.

Sur la « plateformisation », on constate bien une montée en charge mais en même temps, dans la dernière période, on a ­également obtenu des avancées sur le terrain juridique qui tendent à exiger la requalification des auto-entrepreurs en salariés. C'est un point d'appui.

Il faut qu'on soit très vigilants à ce qui se joue sur le terrain de la santé des travailleurs. Christophe Prudhomme

Christophe Prudhomme : Les moyens techniques devraient servir à soulager la charge de travail, or on voit bien, avec ce que dit Amel, que ce n'est pas le cas et, qu'au contraire, ça aggrave les conditions de travail, ça fragilise les travailleurs et ça dénature le sens du travail. Il faut qu'on soit très vigilants à ce qui se joue sur le terrain de la santé des travailleurs, car il faut se souvenir qu'après la crise de 2008, on a assisté à une explosion des risques psychosociaux.

Ce que décrivent Amel et Sophie, c'est la négation du travail en équipe, or nous avons besoin de faire partie de collectifs de travail. C'est particulièrement vrai dans nos métiers du soin. On a beaucoup parlé, ces derniers mois, de la télémédecine et de la téléconsultation, mais ça n'a de sens et d'intérêt que pour accélérer la prise en charge et gagner en chances de guérison. Ça ne peut pas se concevoir pour remplacer des humains. La cabine de téléconsultation au milieu du village parce qu'on arrive plus à trouver de médecin, c'est le contraire d'un progrès.

Il faut préserver les relations humaines. Le service public ne peut pas être rendu uniquement par la voie électronique. Jean-Marc Canon

Jean-Marc Canon : Il y a clairement eu un effet d'aubaine concernant le télétravail, y compris dans la fonction publique où nous sommes, actuellement, dans une séquence de concertation sur ce sujet pour voir comment on va le mettre en place de manière pérenne. Mais comme le disent mes camarades, tout n'est pas numérisable. Il faut préserver les relations humaines. Le service public ne peut pas être rendu uniquement par la voie électronique.

Vous avez dû adapter votre vie syndicale durant cette pandémie. Qu'en restera-t-il pour votre activité demain ?

Amel Kefti : On a dû s'adapter, en effet, par exemple reporter notre congrès. Ça nous a amenés aussi à multiplier les collectifs et les consultations de nos syndiqués, les visioconférences. Et ce qu'on constate, c'est une participation de nos camarades femmes plus importante.

Elles ont eu plus de facilités à concilier leurs emplois du temps familial, professionnel et syndical. Ça confirme que les femmes sont empêchées le reste du temps pour participer à la vie militante. Nous verrons avec nos militants ce que nous conserverons de cette période, car ils sont encore beaucoup attachés au présentiel qui favorise le lien social, les échanges. Mais pourquoi pas un mix des deux ?

En distanciel, les militantes ont eu plus de facilités à concilier leurs emplois du temps professionnel, familial et syndical. Amel Kefti

Sophie Binet : Le numérique nous a permis une plus grande réactivité et, comme le dit Amel, d'impliquer plus de monde. On a fait beaucoup de « webinaires » sur le télétravail et nous avons pu former plus de 300 militants. On a aussi fait des heures d'informations syndicales en ­numérique, en Facebook Live, avec des scores de 10 000 vues. Pour autant, on ne passera pas en tout-numérique, car on a besoin de l'informel, du contact humain et du contact de proximité qui est dans l'ADN de la CGT. Si c'est vrai pour le travail, alors ça l'est encore davantage pour l'activité syndicale.

 

 

Jean-Marc Canon : L'inscription dans la durée de cette crise nous pose un problème. Il y a des camarades qu'on a perdus de vue, dont on est sans nouvelles. Le tout-numérique, la distanciation, ça ne peut pas être un fonctionnement pérenne.

Dans cette séquence où le besoin de service public a été mis en évidence, nous avons lancé sur toute l'année 2021 la campagne des 10 % sur les salaires, l'emploi, le temps de travail, les effectifs, la formation. Nous voulons nous exprimer dans la durée, labourer le terrain en profondeur sur ces questions revendicatives.

 

Christophe Prudhomme : Le mouvement de l'hôpital, avec la création des collectifs et puis la réalité de nos professions, avait déjà favorisé les pratiques numériques avant la pandémie. Nous les avons beaucoup utilisées dans les contacts avec les autres organisations, on arrive à se voir comme ça toutes les semaines, ce qui a permis une réactivité plus importante.

Si certains de nos militants regardaient ça avec circonspection, ils se sont rendu compte que ça marchait. On a vu se créer beaucoup de pages Facebook et ça n'est pas pour raconter sa vie, mais bien pour l'activité syndicale.

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