Avec près de 13 % des voix en Rhénanie-Palatinat, 15 % dans le Bade-Wurtemberg et surtout 24 % des voix en Saxe-Anhalt, où elle arrive au deuxième rang des élections régionales, la formation d'extrême droite AfD (Alternative pour l'Allemagne) s'impose sur un terreau de misère sociale.
Christian Dufour, socilogue et ancien de l’IRES
Décryptage avec Christian Dufour, sociologue, chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), ancien directeur adjoint de l'IRES et résident en Allemagne depuis 30 ans.
Quelle est votre première réaction face aux résultats des élections régionales allemandes de dimanche dernier ?
Il faut se sortir du débat public tel qu'il est posé pour le moment. Les résultats sont interprétés selon une double ligne : la chancelière Angela Merkel a perdu et c'est le résultat de sa politique à l'égard des réfugiés. C'est une vision très partielle. En regardant les résultats dans les trois Länder où les élections ont eu lieu, on voit qu'il y a une perte commune des trois partis dominants en Allemagne, la CDU [droite démocrate-chrétienne et conservatrice, ndlr] le SPD [parti socialiste démocrate, ndlr] et les Verts. On avait traditionnellement à faire à des jeux de bascule : quand l'un d'eux perdait, les deux autres récupéraient les voix.
Ce n'est plus le cas. On observe deux phénomènes. Le premier, c'est qu'entre les Verts et le SPD, il y a eu ce phénomène de bascule ; on le voit bien en Bade-Wurtemberg où les électeurs du SPD ont voté Verts dès le premier tour pour s'assurer qu'il y aurait une majorité obtenue par les verts. Le SPD y perd la moitié de ses voix (de 23 à 12 %) ; la coalition ancienne entre le SPD et les Verts n'est pas reconductible. En Rhénanie-Palatinat, le SPD gagne au détriment des Verts (de 15 à 5 %), c'est exactement le même phénomène, mais à l'inverse. Quant à la Saxe-Anhalt, on a une perte des trois partis au profit de l'AfD (parti d'extrême droite, Alternative pour l'Allemagne).
Ce qui est complètement nouveau, c'est que cela se produit avec une considérable augmentation de la participation aux élections. Le fort transfert depuis les partis traditionnels vers l'AfD s'accompagne d'un attrait de cette dernière pour des gens qui ne votaient pas jusqu'à présent. Ce sont plutôt des jeunes, des gens avec des statuts sociaux dégradés, c'est-à-dire gagnant peu avec de bas niveaux de formation ou des chômeurs et des hommes plus que des femmes.
QU'EST-CE QUE CELA RÉVÈLE ?
Comme le signalent plusieurs analystes dans la presse allemande, ce résultat n'est pas à interpréter uniquement comme un échec d'Angela Merkel. On oublie qu'elle ne gouverne pas seule, mais avec le SPD. L'opposition fédérale constituée par les Verts ne leur bénéficie pas dans les Länder. C'est la première rupture de tendance électorale. L'autre rupture, c'est que jusqu'à présent, les jeunes, les chômeurs, etc. étaient plutôt des abstentionnistes.
Or, pas cette fois. Résultat : on ne sait comment une majorité va se dégager dans chacun des trois Länder. Les trois partis dominants sont très affaiblis collectivement pour arriver à faire des coalitions. C'est vrai aussi de Die Linke [nouveau parti de gauche allemand, ndlr], mais ce serait une autre analyse à faire. Autrement dit, on sort complètement du mode de fonctionnement habituel du système électoral allemand.
QU'EST-CE QUE CELA SIGNIFIE POUR LA SITUATION SOCIALE INTERNE DE L'ALLEMAGNE ?
L'AfD a réussi un gros coup politique en s'emparant de la thématique des réfugiés sur laquelle tous les autres partis sont très divisés. Aussi bien, la CDU – bien sûr, le plus manifeste – que le SPD qui semble à la remorque de Merkel ou les Verts qui n'ont pas manqué de voix discordantes à ce sujet. L'AfD a réussi à attirer dans le champ électoral des groupes d'électeurs parmi les plus défavorisés du système allemand.
C'est une première depuis une vingtaine d'années. Jusqu'ici, une grande partie de la population la plus défavorisée se retirait du champ d'intervention publique. Là, l'AfD a réussi à les ramener sur le terrain politique, à son profit et au détriment des trois anciens partis dominants. Or ce sont les porteurs de la politique Hartz, c'est-à-dire de la politique de Gerhard Schröder. Une politique qui a consisté à produire une Allemagne à deux vitesses avec d'un côté des gens aux positions sociales et économiques relativement stables et de l'autre, des gens qui, au contraire, n'ont rien pour eux.
C'est-à-dire qu’ils sont, ou au chômage, ou disposent de niveaux de rémunération extrêmement faibles, sans un salaire minimum – qui a beaucoup de mal à se mettre en place. Et ces gens qui antérieurement auraient été récupérés par le SPD ou par une aile plus dynamique de la CDU – le mouvement des travailleurs de la CDU qui avait souvent des positions bien plus avancées socialement que la CDU elle-même – se tournent vers AfD.
À TERME, QU'EST-CE QUE CELA VEUT DIRE ?
Cela veut dire qu'il y a une rupture de cycle politique et que dans la perspective des législatives dans un peu plus d'un an, on peut très bien avoir à faire à une Allemagne sans majorité politique. Cette difficulté tient à sa transformation sociologique profonde, en particulier depuis la mise en place des lois Hartz. On le voit de façon caricaturale à travers la situation de Saxe-Anhalt.
Des trois Länder votant, c'est le seul de l'ancienne Allemagne de l'Est et de loin le plus pauvre. Le Bade-Wurtemberg a un taux de chômage très faible, ce qui est vrai aussi de Rhénanie-Palatinat, et le bassin de voix pour l'AfD est plus réduit. En Saxe-Anhalt, où au contraire, l'économie est beaucoup plus faible et où il y a eu une rupture très brutale dans l'intégration des deux Allemagnes avec l'arrivée des lois Hartz, l'AfD fait son plus haut score ; le SPD (de 22 à 11 %) et Die Linke (de 24 à 16 %) s'y effondrent. C'est une transformation très profonde du paysage politique allemand, la politique des réfugiés n'en est que le détonateur.
CE PARTI D'EXTRÊME DROITE A DONC MOISSONNÉ SES VOIX SUR LE TERRAIN DE LA MISÈRE SOCIALE ?
Oui. L'histoire courte de l'AfD est compliquée : au départ, ce sont des employeurs qui, dans une ligne assez élitiste, lancent ce mouvement parce qu'ils ne sont pas d'accord avec la politique européenne. Je n'ai pas parlé des libéraux, mais traditionnellement le parti FDP, complétait une situation d'échange politique à quatre et permettait de composer des alliances. Très souvent avec la CDU, mais aussi avec le SDP. Aujourd'hui, il n'arrive pas à récupérer les voix perdues par la CDU. C'est l'AfD, sorte d'aile radicale du FDP transformée en un parti plus populiste, qui s'installe.
LA POLITIQUE D'ACCUEIL DES RÉFUGIÉS SUIVIE PAR ANGELA MERKEL, DONT ON PEUT SOULIGNER LES DISPARITÉS PARMI LES PAYS MEMBRES DE L'UE, N'EST DONC PAS ENTIÈREMENT RESPONSABLE DE L'IMPORTANCE DE CE VOTE D'EXTRÊME DROITE ?
Non. La politique d'Angela Merkel à ce sujet est souvent qualifiée de courageuse. C'est en réalité une politique extraordinairement opportuniste. Les réfugiés arrivant aujourd'hui en Allemagne – essentiellement des Syriens – sont des jeunes qui ont entre 30 et 40 ans, avec un bon niveau de formation et donc exactement la population dont a besoin l'Allemagne pour se rééquilibrer à long terme démographiquement.
Du coup, Angela Merkel a au départ bénéficié du soutien du patronat, mais aussi des syndicats pour les accueillir massivement. C'est un raisonnement parfaitement rationaliste qui a totalement sous-estimé le fait qu'en faisant venir cette population on allait souligner le décrochage d'une partie de la population allemande à laquelle on refuse tout : le système Hartz 4 concerne des millions de gens et les chiffres publiés il y a quelques semaines en Allemagne sur le niveau de pauvreté sont alarmants (voir encadré), un enfant sur cinq vit en situation de pauvreté par exemple.
Cette population qui vit avec quelques centaines d'euros attribués de façon parcimonieuse et bureaucratique voit arriver plus d'un million de personnes auxquelles l'État prétend faire une place. Cela a créé un mécontentement ; l'AfD a su le récupérer en disant implicitement que cette politique allait encore aggraver la situation des plus pauvres et en se proposant comme leur porte-parole.
Est-ce aussi un échec syndical ?
Les syndicats n'ont pas été capables de prendre en charge cette population victime des politiques Hartz 4. Ils ne se sont pas beaucoup mobilisés contre elles en fin de compte. Ils sont parvenus à obliger le gouvernement Merkel à mettre en place un salaire minimum à 8,50 € de l'heure, mais celui-ci reste très théorique à ce jour.
Dans beaucoup d'endroits, les patrons contournent les conditions d'attributions en payant ce tarif, mais en confiant des tâches à faire en 3 heures alors qu'il en faudrait 5. Du coup, il reste en Allemagne des niveaux de salaires très bas chez les moins qualifiés de l'ordre de 6 ou 7 € de l'heure. Un ouvrier du bâtiment est payé un peu moins de 10 € de l'heure, c'est très en dessous des salaires chez Volkswagen ou dans les grandes usines automobiles.
C'est là le grand clivage entre les salariés des grandes entreprises multinationales qui profitent de la position dominante de l'Allemagne, capable d'imposer ses prix à l'international et les salariés des services internes au pays, extrêmement mal payés. Une caissière travaillant dans un grand magasin à plein temps gagne autour de 700 €… Une population très nombreuse voit donc l'opulence lui passer sous le nez et craint que ce ne soit de plus en plus le cas.
Quelques réactions
Le 23 février 2016, le très établi Spiegel réagissait à la publication de données sur la pauvreté croissante en écrivant « de tels chiffres sont dangereux… les prendre à la lettre peut rapidement conduire à la colère au moment où arrivent des réfugiés qui ne sont pas pris en compte dans des chiffres qui montrent surtout à quel point le système a abandonné les siens à la misère ».
Et de continuer : « il est inconséquent d'éveiller l'impression que cela va de plus en plus mal pour de plus en plus de gens en Allemagne… C'est colporter le désordre dans cette partie de la population qui avec ou sans la crise des réfugiés se trouve déjà insécurisée et c'est pousser ces électeurs vers ceux qui leur livrent des explications simplistes. »
Au lendemain des élections, le 16 mars, un rapport publié par le DIW (institut économique très « mainstream ») fait état d'une « lutte pour le partage » dans une Allemagne devenue l'un des pays les plus « injustes des pays développés… et où l'économie sociale de marché n'existe plus ».
Sources sur les résultats électoraux : les éditions internet du Spiegel et de la Süddeutsche Zeitung entre autres.