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Santé au travail

Philippe Saunier: "quand on veut sacrifier sa santé pour son emploi, en général, on perd les deux"

3 avril 2023 | Mise à jour le 7 avril 2023
Par | Photo(s) : Bapoushoo
Philippe Saunier:

Philippe Saunier, ancien ouvrier de raffinerie sait d'expérience la manière dont les employeurs maltraitent la santé au travail. Crédit photo: Bapoushoo

Ancien ouvrier de raffinerie, élu au comité hygiène et sécurité, responsable d'Union Locale sur la zone industrielle du Havre, Philippe Saunier a analysé de près les stratégies patronales pour masquer les accidents du travail. Ce syndicaliste infatigable, rencontré lors du 53e congrès de la CGT, parle d'expérience d'un sujet éminemment politique, la santé au travail.

Votre ouvrage s'attaque à plusieurs idées reçues, notamment celle selon laquelle il suffirait de convaincre le patron que c'est dans son intérêt d'agir pour de meilleures conditions de travail…

Le problème, c'est que la facture des mauvaises conditions de travail n'est pas présentée à celui qui exploite la main d'œuvre. C'est le travailleur qui la paye dans sa chair et c'est notre société qui en finance les conséquences. La tendance pour une entreprise sera toujours de réduire ce qui apparaît dans les bilans comptables comme un coût, à savoir la masse salariale et de meilleures conditions de travail. Ce n'est pas l'accident du salarié qui compte, mais la certitude que cela n'aura pas d'impact sur le budget, ni sur le plan de l'image, ni sur le plan pénal. Sur ce plan, aucun patron en France ne fait de prison pour un accident, même mortel.

Pourquoi liez-vous santé au travail et lutte des classes ?

Hier dans les usines, la souffrance au travail était interprétée plus collectivement et combattue sous l'angle d'une lutte contre l'exploitation. Aujourd'hui, la souffrance au travail est vécue plus individuellement sous l'angle d'une maladie mentale. Or, l'approche médicale masque souvent les méfaits de ce qui relève d'une lutte de classe. Il ne faut pas se tromper de malade. C'est le travail qu'il faut soigner en premier lieu si on ne veut pas ensuite devoir soigner les travailleurs. Cette lutte des classes passe aussi par le fait de rendre invisibles les accidents du travail et ses dégâts humains, ou encore par des études orientées sur l'origine des maladies.

Comment les accidents du travail sont-ils passés sous silence ?

Une grosse partie des travailleurs ne sont pas recensés par la branche AT-MP, comme les fonctionnaires, les travailleurs indépendants, les détachés. En réalité, il y a bien plus de 600 accidents du travail mortels par an. En outre, les employeurs usent d'artifices pour les masquer, les déclarer en accident de trajet, en contester la gravité. Par exemple, un salarié sous-traitant est retrouvé mort au volant de sa voiture sur le parking de l'usine. La direction a fait passer cet accident du travail en accident du trajet (les conséquences financières sont différentes pour les entreprises, ndlr). L'immense majorité des accidents du travail ne revient pas aux oreilles des syndicats. Sans parler de l'origine professionnelle des maladies, occultée. Les cancers d'origine professionnelle représenteraient officiellement 3% des cancers. 97% des cancers seraient donc liés à la vie hors travail ??

En quoi la sous-traitance démultiplie les risques ?

La pression commerciale du donneur d'ordre sur le sous-traitant accentue la loi du silence et le chantage à l'emploi. Le collectif de travail est cassé, ce qui porte préjudice aux échanges pour discuter de la sécurité. Le dumping social se traduit par une dégradation des conditions de travail, un turnover des travailleurs, une absence de formation. Pour conserver son marché, le sous-traitant va minimiser les risques, masquer les accidents. Un patron m'a raconté qu'il trichait sur l'origine des accidents pour ne pas avoir de problèmes avec le donneur d'ordre. Je me souviens d'un intérimaire travaillant pour le compte d'un sous-traitant dans une raffinerie, qui s'était coupé le doigt. Le lendemain matin, il revenait sur le chantier pour que son accident ne soit pas comptabilisé car seuls ceux avec arrêts de travail le sont. Comme le CHSCT et le médecin du travail ont été prévenus, son entreprise a organisé sa disparition. Je l'ai retrouvé par hasard des mois plus tard, il m'a appris être black-listé des chantiers dans sa région. Autre exemple, à AZF : il y a eu vingt-et-un morts à l'intérieur de l'usine, dont onze sous-traitants. A AZF comme à Lubrizol, la partie de l'usine à l'origine de l'accident était en grosse partie sous-traitée.

Vous avez suivi les accidents industriels survenus chez AZF à Toulouse et chez Lubrizol à Rouen. Quels points communs relevez-vous entre les deux?

Dans les deux cas, les entreprises ont nié, l'origine industrielle de l'explosion pour l'une, de l'incendie pour l'autre. Lubrizol a fait croire que l'incendie avait démarré en dehors de l'usine. Quant à la direction d'AZF, en affirmant que l'explosion ne pouvait pas être un accident industriel, elle a alimenté les rumeurs les plus folles. Dans les deux cas aussi, les directions ont créé des ennemis de l'extérieur. Elles ont tenté de s'aliéner les salariés en jouant sur les craintes de perdre leur emploi. A Lubrizol, où la CGT n'était pas implantée, les syndicats se sont rangés derrière la position de l'employeur.

Comment la CGT peut militer aux côtés des riverains sur ces questions de santé et de risques industriels ?

Quand on veut sacrifier sa santé pour son emploi, en général, on perd les deux. En divers endroits, la CGT travaille en coopération avec les riverains, sans perdre son identité, ni se détourner de ses obligations. Dans le Dunkerquois par exemple, des associations de riverains et des militants CGT ont appris à travailler ensemble pour le droit de vivre et de travailler en sécurité. A Mourenx, où l'usine de Sanofi est accusée de rejets toxiques hors normes, la CGT du site a organisé une rencontre entre les riverains, les salariés, une association de victimes pour construire une convergence. Nous sommes tous victimes des excès de nos industries. La gestion des risques par la distance revient à mépriser les travailleurs. La solution n'est pas de produire loin des villes ou ailleurs, mais de maîtriser localement les problèmes de sécurité dus aux activités industrielles.

En savoir plus. Santé au travail et luttes de classe. Vécu et analyses d'un ouvrier syndicaliste. Philippe Saunier.Editions Syllepse. 12 euros. 230 pages. Février 2023.