Militante écologiste, Camille Etienne a fait le choix de l’éducation populaire et de la désobéissance civile pour mener des campagnes d'alerte contre les grands projets climaticides. Dans son premier livre,
Pour un soulèvement écologique, paru au Seuil, cette montagnarde diplômée de Sciences-Po nous invite à dépasser nos peurs et notre sentiment d'impuissance collective face au dérèglement du climat.
Vous avez grandi en Savoie. De quelle manière ce territoire a-t-il façonné votre engagement écologique ?
Il a façonné tout de moi. Je lui dois mes premières indignations, parce que c'est un territoire qui, en tant que station de ski, abrite de profondes inégalités. Les populations d'agriculteurs pastoraux, comme la génération de mes grands-parents, sont mélangées avec celles des milliardaires qui viennent du Brésil pour skier. J'ai grandi dans un village, avec des chalets d'alpage où l'on monte les troupeaux. On y passait tous nos étés, sans eau, sans électricité. On dormait à la belle étoile. Dans ces endroits, la nature est très présente dans notre quotidien. Les agriculteurs façonnent les paysages, les prairies. Et on a du mal à se dire que ça se délite, que cela va disparaître. Dans les Alpes, le réchauffement va deux fois plus vite que sur le reste du territoire français, on est aux premières loges du dérèglement climatique. Les plantes que je voyais en montagne ne se retrouvent plus aussi haut, les populations d'insectes ont diminué. On observe à vue d'œil le recul des glaciers et avec la fonte du permafrost, cette fine couche de glace qui colle les roches entre elles, des pans entiers de montagne s'effondrent. J'ai vu tout ça à l'échelle de ma petite vie.
Dans une tribune au quotidien Le Monde, le sociologue Bruno Latour écrivait : « Si je vous dis : “Votre territoire est menacé”, vous dressez l'oreille. Si je vous dis : “Il est attaqué”, vous êtes tout feu tout flamme pour le défendre. »
C'est comme ça qu'est née mon indignation ! Mon ancrage est absolument territorial, c'est là que je puise ma force. Quand je retourne chez moi, dans mes glaciers, tout redevient très clair. C'est fondamental que la lutte écologique se passe aussi sur les territoires car ça va à l'encontre de l'idée que le mouvement serait un peu bobo, déconnecté. La territorialisation des luttes peut prendre beaucoup de directions différentes, avec les Soulèvements de la terre, avec les ZAD. C'est aussi une question de démocratie d'être capable de décider comment on veut habiter ces territoires-là. Dans les Pyrénées, où il n'y a plus d'eau en ce moment, est ce qu'on veut que ce soit les golfs qui restent ouverts ou que les agriculteurs puissent donner à boire à leurs bêtes ?
Vous évoquez dans votre livre un voyage sur un voilier, et comment en a découlé votre campagne sur les dangers de l'exploitation des fonds marins. De quelle manière cette expérience vous a-t-elle sensibilisée sur ces questions ?
Je suis partie en tant qu'équipier : on donne des coups de main en cuisine, en faisant des quarts de nuit, même si on n'a jamais navigué. Même quand on a grandi dans un territoire très urbain, on peut recréer un lien et une connexion à la nature très vite et éprouver le besoin viscéral de la protéger. C'est ce qui s'est passé pour moi sur l'océan, alors que je suis une vraie montagnarde et que je ne suis pas du tout à l'aise avec cet élément. J'ai compris que ce qui me semblait noir et silencieux dans l'océan était en fait hyperpuissant. Ce monde que j'ai découvert, les fonds marins, les abysses, m'a fascinée et bouleversée. Après cela, des biologistes m'ont contactée pour m'alerter sur l'exploitation minière des fonds marins. J'ai plongé dans le sujet et je me suis lancée à fond dans cette campagne. Cette question mélange écologie et néocolonialisme, car ce sont de grosses entreprises européennes, canadiennes et américaines qui extraient les ressources (notamment dans les petites îles du Pacifique, qui sont en première ligne du dérèglement climatique) et pillent les minerais pour fabriquer les batteries et les smartphones, notamment. Les scientifiques sont très inquiets parce que, au-delà du fait que l'extraction va être dévastatrice pour la biodiversité marine, elle pourrait libérer dans l'atmosphère des puits de carbone séquestrés dans les fonds marins, soit potentiellement un tiers du carbone existant.
Comment avez-vous mené la campagne Look Down, qui a fait reculer le projet d'extraction minière en eaux profondes ?
Pour obtenir une proposition de résolution au Parlement français, nous avons fait beaucoup de lobbying politique en direction de l'Assemblée et des cabinets ministériels. C'était un an de travail, entourés des meilleurs scientifiques mondiaux. On a inondé les boîtes mails. On a fait de la désobéissance civile à Lisbonne, en marge du sommet de l'ONU sur l'océan en juin 2022, tagué et interpellé le ministre finlandais sur Twitter. Et on s'est rendus à Kingston, avec la délégation de Greenpeace, en tant qu'observateurs. En face de nous, les lobbys de l'extraction minière étaient très présents dans les délégations officielles des états. Si on a gagné, c'est parce qu'on a fait beaucoup d'éducation populaire avec des vidéos de vulgarisation publiées sur les réseaux sociaux pour dire : « Voilà ce qui se passe, aidez-nous ! » On n'imagine pas comme les réseaux sociaux peuvent être des endroits de résistance. On a créé un rapport de force et réussi à obtenir que 13 pays se prononcent pour un moratoire. Les bateaux pouvaient partir en juillet 2023, on les a retardés. Et on a obtenu de la France, qui a demandé l'interdiction, la position la plus ambitieuse au monde.
Lorsque vous passez sur les plateaux télé, vous racontez qu’on vous demande souvent de ne pas faire trop peur sur le réchauffement climatique. Pourtant, certaines peurs ne sont-elles pas saines ?
C'est drôle de voir comment les médias et les hommes politiques agitent de fausses peurs pour nous gouverner – la xénophobie, les LGBT, les révolutions féministes, le « terrorisme intellectuel », le « wokisme » ! – alors que les vrais dangers, comme l'urgence climatique, sont mis sous le tapis. On fait voter une immense partie de la population sur ces peurs qui sont une construction sociale. La peur, c'est une réaction de notre corps pour nous protéger face à un danger, mais encore faut-il que le danger soit réel. Là je crois qu'il s'agit d'arrêter de coopérer avec une direction du monde qui est en train de nous condamner et d'être capable de porter dans le débat public ce qui se passe. Cela permet de ne pas reléguer des peurs dans l'intime, ce que font le gouvernement et les médias en cachant la réalité. Car dans l'intime, la peur nous rend tout petit, nous angoisse et nous empêche. On est des millions à ressentir cela, mais c'est le monde qui va mal, et on va le changer.
Vous avez acheté des actions BNP, l'un des assureurs du projet Eacop de TotalEnergies en Ouganda, afin de vous opposer publiquement à ce projet d'extraction et de transport de pétrole brut. Pourquoi choisir ce mode d'action ?
Total a le projet de construire le plus long oléoduc chauffé au monde entre l'Ouganda et la Tanzanie. Il y a deux ans et demi, j'ai rencontré des activistes ougandais qui militent contre Eacop. Il y avait alors peu de médiatisation et on s'est retrouvés face à une des multinationales les plus riches de France. On a d'abord interpellé le gouvernement, mais Emmanuel Macron a fui littéralement la discussion en nous disant : « C'est une entreprise, elles font bien ce qu'elles veulent. » Donc, on s'est demandé ce qui faisait tenir ce projet. Ce sont les banques qui financent les assurances de l'oléoduc. Et on s'est attaqués à ça. Ce qu'on voulait, c'était que les banques françaises arrêtent de financer le projet Eacop et qu'elles se positionnent contre le plan climat de TotalEnergies. En effet, les grandes entreprises doivent désormais demander à leurs actionnaires si, oui ou non, leurs engagements les satisfont. Mais même ça, pour les banques, c'était trop. Donc on a acheté une action et on a infiltré les assemblées générales pour aller demander pourquoi c'était si difficile de dire non au plan climat de Total, dont ils sont actionnaires majoritaires. Et ça, en interne, ça a créé un malaise.
Ces grandes entreprises participent à notre inaction ?
Elles organisent notre inaction ! Il faut qu'on sorte de l'idée que TotalEnergies répondrait au besoin des gens de se déplacer en voiture. On oublie de dire que, depuis des années, ils organisent cette dépendance parce qu'ils ont trouvé leur vache à lait. Ils sont au courant depuis les années 1970 de l'impact de leur activité sur le climat, ils ont orchestré la montée des climatosceptiques dans les médias. Puis ils ont financé massivement l'empreinte carbone pour individualiser l'impact sur le climat. On se retrouve à faire de notre mieux pour trier nos déchets, ce qui crée chez nous de l'anxiété et permet de tenir les gens loin de l'action. Il ne faut pas oublier que cette impression d'impuissance, c'est aussi un état dans lequel on cherche à nous maintenir. Je veux sortir de cette idée qu'on ne peut rien. Ceux qui sont aujourd'hui au pouvoir nous disent toujours : « Vous n'avez pas compris, on ne peut pas, c'est comme ça. » Mais quand le Covid est arrivé, les milliards se sont mis à tomber, l'état est redevenu fort et a pris des décisions contraignantes sur les entreprises. En réalité, on peut tout si on le décide. L'inaction climatique, c'est une décision délibérée de compromettre les conditions de vie sur terre. On a fait des révolutions. On a obtenu des droits sociaux, des droits féministes. La lutte n'est pas facile, mais pourtant elle est nécessaire et on peut gagner des choses merveilleuses grâce à elle.
En janvier, vous avez participé en Allemagne aux côtés de 35 000 personnes à un rassemblement contre l'extension de la mine de charbon à ciel ouvert de Lützerath. Quels sentiments cette lutte collective vous a-t-elle inspirés ?
C'était fou ! Mais c'était aussi très impressionnant car le paysage là-bas est apocalyptique : à perte de vue, c'est un trou béant… Ce qui m'a attristée aussi, c'est de voir comment l'appareil d'état peut défendre une mine de charbon. Les affrontements ont été violents. Le monopole de la violence légitime de l'état a totalement glissé vers la défense des intérêts privés. C'est aussi ce qu'on a vu à Sainte-Soline (lire notre reportage), où on a risqué la mort de deux personnes pour défendre un modèle agricole. Ils n'ont écouté en rien les agriculteurs présents sur place et les scientifiques. Ce jour-là, ils ont fait la démonstration du fait qu'on les menace et qu'ils sont prêts à tout pour empêcher un soulèvement.
Vous avez fait le choix de la désobéissance civile non-violente pour vous faire entendre. Demander poliment que les choses changent alors qu'on va droit dans le mur, ça ne suffit plus ?
C'est ce qu'on a fait pendant vingt, trente ans. On a demandé la permission assez longtemps. Naïvement, je crois encore à la capacité du débat démocratique pour faire advenir des choses, aux rapports de force, aux outils légaux et je continue à les utiliser. Mais on ne peut pas jouer qu'avec leurs règles. On l'a vu avec les manifestations contre la réforme des retraites et pour le climat, qui ont été immenses. Ça ne marche pas. Avec leur mépris, ils nous enferment dans une logique de violence. Regardez ce qui s'est passé à Sainte-Soline, ça a fait la une pendant une semaine. Pardon, mais si vous ne parlez pas de nos sujets, on va devoir refaire ça partout.
La radicalité est donc nécessaire ?
Oui, parce qu'on n'a pas le temps. La radicalité, ça veut dire aller à la racine du problème. Il faut qu'on mette sur pause la manière dont le monde est en train de nous échapper, car il est en train de se déliter. être radical, c'est faire cet effort intellectuel de se mettre dans un endroit qui nous bouscule, qui nous dérange.
En s'en prenant aux vitrines qui protègent des œuvres d'art, le mouvement de désobéissance civique Just Stop Oil a fait beaucoup de bruit. Pourquoi leur action a-t-elle autant dérangé ?
C'est quand même assez fascinant de voir où l'on place ce qui compte. Une vitre arrosée de soupe en boîte a fait couler de l'encre dans le monde entier. Mais ces militants ont tout simplement voulu aller là où il y a de la lumière. Vous ne nous écoutez pas ? On va monter sur scène et prendre les micros, on va occuper Roland-Garros. La démarche a suscité des débats, car ça a dérangé un ordre bourgeois. Là, vous allez trop loin. Vous avez le droit de rester dans vos petits cadres, de brûler des poubelles, mais par contre on ne touche pas à l'art. Moi-même, dans mon habitus, ça m'a un peu bousculée. En effet, je pense que les actions ne sont pas toutes faites pour susciter l'adhésion. On a besoin de mots, d'actions qui nous dérangent et dérangent l'ordre établi.
Comment fait-on bouger la fenêtre d'Overton (qui définit les idées et les débats considérés comme plus ou moins acceptables dans la société) afin de déployer des stratégies de luttes qui emportent l'adhésion de l'opinion ?
Je pense qu'il faut qu'on fasse le deuil de l'illusion du consensus. Une étude américaine [NLDR : menée par Erica Chenoweth et Maria J. Stephan] dit que, pour déclencher la bascule, il faut réussir à mobiliser 3,5 % de la population. C'est aussi ce que dit Andreas Malm [NLDR : militant suédois pour le climat], dont la théorie est qu'on a besoin d'un plan radical pour paraître menaçants face à l'ordre établi, si bien que ce dernier ait envie de négocier. Il faut ouvrir au forceps la fenêtre d'Overton : qu'est-ce qui est acceptable dans le débat public ? Qu'est-ce qui est radical, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qu'est-ce qui est extrême ? On traverse un moment où l'extrême droite rend de plus en plus acceptable des choses qui ne l'étaient pas, ce qui est dangereux : on a des manifs de nazis dans Paris, des attentats contre des maires sans que le gouvernement ne les soutienne. Il est urgent pour nous de ne pas se laisser enfermer. Parce que, à un moment donné, des manifs pour le climat pourraient être considérées comme extrémistes.
Il faut donc que ce plan radical existe et soit complémentaire avec d'autres moyens d'action, d'autres mouvements. Notre force, c'est qu'on recrée un écosystème de luttes et d'actions, c'est d'être multiples et pluriels, c'est la créativité du mouvement social. Cela nous permet d'être toujours en avance face à un état très bureaucratique et normatif, donc très lent. L'innovation des mouvements fait très peur au pouvoir, car c'est difficile de contrôler tous ces mouvements en même temps, on peut surgir de partout. On le voit avec les casseroles. Vous nous méprisez ? Vous affichez un état fort qui ferme les portes et les écoutilles ? Pas de problème, on va arriver par la porte de service et on va vous rendre ridicules. Vous imaginez la réunion de crise en cabinet : il faut qu'on trouve un moyen de parler de casseroles, mais sans dire qu'on va les interdire parce que, à l'international, on aura l'air de quoi ? Donc on va appeler ça « dispositif sonore portatif ». C'est tellement drôle ! Par l'humour, on peut réussir à déboulonner beaucoup de choses. Il n'y a rien de plus fort que de cesser de coopérer.
Comment avez-vous réagi au geste de la comédienne Adèle Haenel, annonçant dans une lettre adressée à Télérama qu'elle quittait le monde du cinéma pour dénoncer sa collaboration « avec l'ordre mortifère, écocide, raciste du monde » ?
On a besoin de figures comme elle ! Aux Césars, elle est venue, elle s'est levée, elle s'est cassée. C'est fondamental que certains cessent de coopérer et le fassent par la grande porte. Comme les bifurqueurs, ces élèves de grandes écoles qui déclarent ne pas vouloir participer à l'agro-industrie et partent élever des chèvres. Maintenant, on a aussi besoin de gens qui restent pour être le caillou dans la chaussure et essayer de prendre les rênes. On est ensemble différemment, mais on est ensemble totalement en faisant cela.
Il est fondamental de lier urgence climatique et urgence sociale, de ne pas les opposer ?
Oui, d'ailleurs voyez l'enquête d'Oxfam : 63 milliardaires français, de par leur patrimoine, sont responsables de la moitié des émissions de CO2 du pays. Si 63 personnes étaient responsables d'une pandémie, on les aurait mises en quarantaine en deux minutes ! Là, on parle quand même de l'extinction de la vie sur terre. Peut-être qu'il s'agirait de s'attaquer en priorité à l'accaparement par les ultrariches, et de demander d'abord des efforts à ceux qui possèdent le plus. Aujourd'hui, on fait peser la transition sur les plus pauvres et les moins responsables des émissions. C'est à eux qu'on réclame une taxe carbone, alors que le kérosène n'est pas taxé. Cela coûte moins cher de mettre un litre de carburant dans un jet privé que dans sa voiture pour aller travailler. C'est un scandale.
Vous dites une chose importante, c'est qu'il est encore temps d'espérer. C'est essentiel de rappeler qu'il y a encore des possibilités d'agir pour enrayer le changement climatique ?
Oui, c'est vraiment important. Et il ne s'agit pas tant de dire : « Ne vous inquiétez pas, ça va aller. » C'est vraiment de dire qu'il y a de l'espoir, car il y a de l'incertitude. Si on était sûr de la direction du monde, on ne serait pas là à se battre. C'est un espoir qui nous sauve parce qu'il nous donne de l'élan. Tout dépend de ce qu'on fait maintenant. Le monde peut prendre plein de directions fondamentalement différentes.
Est-ce que ralentir pourrait-être une utopie réaliste ?
On va devoir ralentir car on y sera contraints, sinon la société va devenir de plus en plus violente. Si on reste sur ce modèle néolibéral, on va continuer d'accélérer avec des gens toujours moins heureux, et de moins en moins d'équité. Ce seront toujours les mêmes qui s'épuiseront à courir dans la roue jusqu'à en mourir. L’écrivain André Gorz l'explique très bien. On a un certain nombre de besoins qu'il faudrait définir démocratiquement – bien manger, avoir une bonne éducation – et qui, aujourd'hui, ne sont pas tous satisfaits. Pourtant on travaille suffisamment pour ça. Ensuite, le vrai progrès, c'est de faire en sorte de libérer du temps. Faire qu'on ait besoin de moins en moins de forces productives, de corps, de capital, de ressources naturelles pour satisfaire les mêmes suffisances. Dans une société du temps libéré, on travaillerait moins. Ça serait cela, le vrai progrès.
Entretien réalisé par Cyrielle Blaire à retrouver dans le numéro #06 « Travail : reprendre la main » de la revue la Vie Ouvrière.