Centres de santé, laboratoires de biologie, crèches, établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes… En misant sur ces structures, les investisseurs privés font leur miel sur le dos des patients et de l'Assurance maladie. Au point de fragiliser notre système de santé.
Quand la financiarisation de la Sécurité sociale prendra-t-elle fin ? Aujourd'hui, plusieurs de ses branches sont déjà sévèrement touchées par l'emprise d'acteurs du privé y investissant massivement, avec la ferme intention de voir prospérer les investissements consentis. Considérons tout d'abord l'offre de soins. Après neuf mois de travaux, une commission des affaires sociales du Sénat a rendu, en septembre 2024, un rapport dans lequel elle constate « le retard des pouvoirs publics face à un phénomène en progression ». L'hôpital a été le premier pan de la Sécurité sociale assiégé. Aujourd'hui, pas moins de 40 % du secteur hospitalier privé lucratif est détenu par quatre groupes : Ramsay Santé, Elsan, Almaviva et Vivalto. Françoise Nay, ancienne praticienne hospitalière et militante du Tour de France pour la santé, insiste sur le fait que ces investissements ne se font pas au hasard. « Ces opérateurs privés se sont désengagés de tous les secteurs insuffisamment rentables. C'est le cas de celui des maternités, d'autant que les risques médico-légaux y sont importants, et que la permanence des soins y est obligatoire. Ils ont préféré se tourner vers des secteurs qui rapportent et pour lesquels l'amplitude horaire peut être maîtrisée, comme la chirurgie programmée ou l'ambulatoire. » Cette situation creuse évidemment les inégalités entre les patients. Lorsque certains sont en mesure de payer les dépassements d'honoraires pratiqués par les professionnels de ces cliniques, « d'autres s'endettent », souligne Françoise Nay. « Sur les territoires où il est devenu impossible de se faire opérer dans un hôpital public, certaines personnes ne peuvent plus se soigner, ajoute Christophe Prudhomme, dirigeant de la CGT Santé et Action sociale. En Lozère, l'espérance de vie est inférieure de deux ans à la moyenne nationale ! »
Dorloter l'actionnaire
S'agissant de l'ambulatoire, la prise en main des investisseurs financiers se fait particulièrement sentir dans la biologie médicale, devenue « le secteur le plus financiarisé en ambulatoire ». La loi Murcef de 2001 leur a ouvert en grand les portes des laboratoires de biologie médicale (LBM) en autorisant les biologistes n'exerçant pas au sein d'une société à en détenir plus de la moitié du capital. Les biologistes médicaux étant nombreux à partir à la retraite, un petit nombre de groupes financiers n'ont plus eu qu'à leur proposer d'acquérir leur laboratoire pour « des prix de plus en plus vertigineux, dépassant parfois 300 % ou 400 % du chiffre d'affaires », selon un rapport de l'Académie nationale de médecine de 2022. Résultat, 62 % des LBM en France étaient, en 2021, aux mains de six grands groupes tels que Biogroup-LCD, Cerballiance ou Inovie. L'Académie nationale de médecine y voit l'une des causes de la désaffection pour le métier de biologiste, car l'intérêt du travail y serait de plus en plus réduit. Une autre conséquence est que « les LBM de ville, dont on connaît déjà la mauvaise répartition territoriale, deviennent progressivement de simples sites de prélèvement, les patients se retrouvant alors seuls, souvent angoissés, avec leurs résultats transmis par internet sans interprétation ». Les radiologues aussi font l'objet de propositions massives d'acquisition par les investisseurs. « De grosses machines comme les scanners et les IRM représentent un investissement de plusieurs millions d'euros et la Sécurité sociale n'aide pas à les acheter, déplore Christophe Prudhomme. Alors, les professionnels se tournent vers les banques, qui proposent des investisseurs. Ils deviennent ensuite les tâcherons de grands groupes. »
Ces dernières années, des centres de santé créés par des sociétés lucratives se sont également multipliés, au détriment des finances de l'Assurance maladie et de la santé des patients. Comment en est-on arrivé là ? En 2009, la loi Hôpital, patients, santé et territoires a permis l'ouverture de centres sans agrément de l'agence régionale de santé (ARS). Onze ans plus tard, une ordonnance du 12 janvier, prise alors qu'Agnès Buzyn était ministre de la Santé, permettait aux personnes morales gestionnaires d’établissements privés de santé à but lucratif de créer des centres de santé, dans l'idée de renforcer l'offre de soins de premier recours. Mais les centres, loin de s'installer dans les déserts médicaux, privilégient les grandes villes. Des soins inadaptés ou non réalisés ont poussé l'Assurance maladie à traquer leurs pratiques frauduleuses. En avril, celle-ci a encore déconventionné sept centres de santé d'un même réseau répartis dans six départements, pour des durées allant de quatre à cinq ans. Mais ces structures, une fois que l'Assurance maladie a coupé le robinet des remboursements, adoptent souvent la même stratégie : fermer pour mieux renaître de leurs cendres, par le biais d'un autre fonds d'investissement. Et cela, malgré la loi Khattabi de 2023 prévoyant la possibilité d'interdire l'ouverture d'une nouvelle structure au gestionnaire d'un centre ayant déjà fait l'objet d'une suspension ou d'une fermeture. Les patients continuent donc d'être exposés à des soins inadaptés ou à une absence de soins.
L'Assurance maladie a reconnu que la financiarisation est un phénomène « complexe et mal connu » et a recommandé la mise en place d'un observatoire de la financiarisation du système de santé. Pour Christophe Prudhomme, l'urgence est ailleurs. « On essaye de bricoler sans poser les questions essentielles : poursuit-on avec un système dégradé près de glisser vers un système à l'américaine prévu a minima pour les pauvres et ouvert au marché pour les autres ? Ou est-ce qu'on se décide à signer la fin des assurances maladie complémentaires, du privé lucratif et de la médecine libérale ? La CGT plaide pour un financement intégral de l'offre de soins par la Sécurité sociale, beaucoup plus efficace et moins coûteux, à prestations équivalentes. »
Bonus maltraitance
La montée en puissance du secteur marchand n'a pas épargné non plus la branche famille de la Sécurité sociale. Il a fallu que Victor Castanet, journaliste d'investigation indépendant, publie, en 2022, son livre Les Fossoyeurs (Fayard) pour prendre la mesure des conséquences désastreuses de la logique commerciale sur des personnes âgées résidant dans certains Ehpad, et notamment ceux du groupe Orpéa (devenu depuis Emeis). Au nombre des maltraitances : un quota de trois couches par jour et par personne, et un budget alimentation réduit au minimum, avec un apport protéinique insuffisant.
À cela, il faut ajouter le modèle économique de l'entreprise, fait de dépassements du nombre de lits, de réduction du nombre de postes de soignants et de médecins, et de maximisation du coût de chaque patient pour l'Assurance maladie et les mutuelles. « Il faut que ça crache ! » lançait sans vergogne le directeur général d'exploitation du groupe. Le plan de contrôle des Ehpad lancé après ce scandale a permis de prendre des sanctions graves (fermetures ou mises sous tutelle) contre 55 établissements.
Dans le même temps, on a laissé entrer le loup dans la bergerie. En France, sur les 498 400 places offertes dans les établissements et services d'accueil de jeunes enfants, 39 % étaient, fin 2023, des structures privées à but lucratif. Le très fort développement des microcrèches contribue à augmenter la part des structures privées. À ce sujet, le collectif Pas de bébés à la consigne a salué la parution, le 1er avril, d'un décret alignant le régime de ces petites structures sur celui des petites crèches dès 2026. Désormais, la présence d'un professionnel diplômé parmi les personnes se trouvant avec les enfants est requise et la direction devra être confiée à un professionnel dans des conditions similaires à celles demandées pour la direction des autres crèches. Demeure un point d'achoppement de taille : il reste possible à un professionnel de microcrèche d'être seul pour accueillir jusqu'à trois enfants. C'est oublier bien vite la petite Lisa, 11 mois, morte après qu'une salariée d'une crèche People & Baby, seule pour assurer l'accueil ce jour-là, lui avait fait ingérer de la soude caustique pour la faire taire. Un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) de mars 2023 avait pourtant fait la recommandation suivante : « L'effectif du personnel de l'établissement présent auprès des enfants effectivement accueillis ne devrait pas être inférieur à deux, quelle que soit la taille de l'établissement. » La pénurie de personnels dans le secteur n'a pas été résolue par le modèle économique marchand, « qui avait pourtant émergé sur la promesse de créer des centaines de milliers d'emplois », rappelle Stéphane Fustec, conseiller fédéral de la CGT Commerce et Services. Un autre effet pervers de la marchandisation de l'offre d'accueil des tout-petits est le manque de stabilité des structures privées. People & Baby, passé mi-avril sous le contrôle du fonds d'investissement anglo-saxon Alcentra, a annoncé son intention de fermer 44 de ses quelque 500 crèches. Il est plus que temps de sortir les aînés et les enfants du marché.
Article paru dans La Vie Ouvrière #14 : La Sécu, une idée toujours révolutionnaire

L'avenir passe par une Sécurité sociale intégrale
La Sécurité sociale et la protection sociale ont permis des progrès sociaux considérables en matière d'accès aux soins et à la santé, de droit à une juste retraite ou de politique familiale solidaire. Dans son projet initial, la Sécurité sociale était censée sécuriser et protéger les citoyens contre les aléas de la vie, et être un outil de transformation sociale. Mais le gel progressif des cotisations sociales depuis les années 1990, la multiplication des exonérations, la fiscalisation croissante de ses ressources ont mis à mal les comptes du système et fait diminuer ses recettes, servant de prétexte à une baisse des dépenses et des prestations. Il faut donc aux travailleuses et aux travailleurs engager une démarche de reconquête fondée sur les principes qui ont présidé à la création de la Sécurité sociale : unicité, universalité, solidarité, démocratie, partage des richesses créées par le travail.
La proposition de la CGT repose sur les principes suivants :
- L'élargissement de la base de calcul des cotisations sociales à toutes formes de revenus et de rémunérations, dont les primes ;
- La création d'une surcotisation pour les entreprises ayant des politiques salariales au rabais et une gestion de l'emploi
par la précarité, qui vont à l'encontre
du développement productif et écologique de l'entreprise ;
- La transformation de la CSG (contribution sociale généralisée) en cotisation sociale et la création d'une contribution sociale sur tous les revenus financiers (dividendes, intérêts…) ;
- L'instauration immédiate de l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, qui rapporterait a minima 20 milliards d'euros ;
- agir pour la santé au travail et contre la précarité, levier important pour l'efficacité de la protection sociale mais également son financement ;
- Le retour à l'élection des administrateurs des caisses de la Sécurité sociale, des institutions de retraite complémentaire ou encore de prévoyance, ainsi que l'élaboration de règles de fonctionnement démocratiques fondées sur le respect de tous les administrateurs, et la définition d'un statut de l'administrateur (droits, devoirs, moyens mis à sa disposition pour assurer son mandat dans les meilleures conditions). La révision du rapport entre les collèges employeurs et salariés, afin que les représentants des salariés redeviennent majoritaires dans les conseils d'administration de ces organismes ;
- La prise en charge du droit à l'autonomie au même titre que la maladie ;
- La suppression de la journée de travail gratuite ;
- Le renforcement des prérogatives des comités sociaux et économiques en matière de contrôle du versement par les employeurs des cotisations sociales aux organismes de protection sociale (Urssaf, caisses de retraite, assurance-chômage…) ;
- La lutte contre la fraude des employeurs au versement des cotisations sociales ;
- Le renforcement des liens entre les enjeux du travail et de la santé, intégrant Sécurité sociale et « sécurité sociale professionnelle »