Grève chez le premier libraire indépendant de France. Les salariés, très attachés à leur entreprise et à leur métier plus encore qu'à leur emploi dénoncent une organisation du travail et des relations sociales d'un autre temps. Ils revendiquent la fin d'un management punitif et infantilisant, et un dialogue social respectueux et responsable.
C'est une grève calme, mais déterminée : chaque matin, les salariés, grévistes ou pas, sont présents devant la librairie du boulevard Saint-Michel pour participer à l'assemblée générale qui décide des suites à donner à leur mobilisation. Les soutiens ne manquent pas, aussi bien de la part de leurs collègues de l'enseigne de Barbès que de la part des clients qui affluent nombreux au piquet de grève pour signer la pétition, témoigner leur solidarité ou encourager les grévistes à « tenir bon ».
Élément déclencheur de ce mouvement de protestation ? Tout part de ce qu'on pourrait qualifier d'épiphénomène, mais qui s'avère par la suite symbole d'un vaste ras-le-bol. Les faits s'enchaînent ainsi : un salarié, Aymeric – apprécié et reconnu de tous pour son implication dans le travail, son entrain, etc. – est soudainement convoqué à un entretien préalable au licenciement. La direction lui reproche un comportement agressif envers sa hiérarchie. C'est une cadre qui l'affirme : entré dans son bureau pour l'alerter d'un énième dysfonctionnement des caisses automatiques qu'elle venait d'activer et qui « buggaient », Aymeric aurait parlé trop fort, ou trop précipitamment, ou trop agressivement. Bref, nul ne sait dire exactement compte tenu de l'absence de témoignages étayant la thèse de l'accusatrice. Ce que l'on sait, en revanche, c'est que les contre-témoignages de salariés abondent, qui invalident la version de la cadre en question.
Tentative d'intimidation ?
« Nous étions nombreux à assister à la scène, il n'y a eu aucune agressivité de la part d'Aymeric et ce n'est pas la première fois qu'il alerte à propos de ces dysfonctionnements de caisse récurrents, tout comme le font régulièrement d'autres salariés, que ce soit pour des problèmes de caisses ou de management par le stress », assurent des collègues. Quoi qu'il en soit, suite à son alerte du 20 janvier, qui n'était pas la première, le salarié Aymeric est convoqué séance tenante à un entretien en vue de son licenciement pour faute grave, rien de moins.
Ce « cas disciplinaire » ainsi que le qualifie la direction de Gibert Joseph, intervient dans un climat de fortes tensions entre les personnels, leurs représentants élus de la section syndicale CGT et la direction. En cause, notamment, des exigences jamais satisfaites en matière d'amélioration des conditions de travail et de dialogue social que la direction de Gibert Joseph rechigne à entendre, quand elle ne cherche pas à les étouffer dans l'œuf. Ce 20 janvier, les salariés ont donc reçu « cinq sur cinq » le message adressé par leur direction. « Cette sanction intempestive, disproportionnée, voire injustifiée, car sans fondement, nous l'interprétons comme une énième tentative d'intimidation adressée à l'ensemble des personnels, à fortiori parce que nous sommes à la veille des prochaines élections professionnelles qui devraient se tenir en février », affirme Rémy Frey, le secrétaire de la section syndicale CGT de Gibert Joseph.
Élections en toile de fond
Un cas disciplinaire isolé, celui de Aymeric ? Rien n'est moins sûr. Bien que n'exerçant aucun mandat électif, Aymeric n'a jamais fait mystère de son appartenance à la CGT et encore moins de son intention de se présenter aux élections professionnelles de 2 017. À telle enseigne qu'il était en première ligne et très actif lors des mobilisations contre les lois Macron et El Khomri auxquelles de nombreux salariés de Gibert Joseph ont également pris part en répondant coup sur coup aux appels à la grève lancés par la CGT.
Or, la CGT, hégémonique depuis six ans dans toutes les instances représentatives du personnel du premier libraire indépendant de France, voilà qui inquiète et dérange. Et pour cause : lors des trois dernières NAO, la CGT a obtenu, y compris au prix de la grève, des augmentations de salaire successives de 4 %, de 3 % et de 2 %.
Pour ce faire, les IRP n'ont pas hésité à déclencher autant d'expertises comptables que nécessaire afin de peser dans les négociations d'accords sur les salaires, ou bien encore afin de veiller, via leur comité d'entreprise, à la bonne marche économique de l'entreprise. Une entreprise dont ils se sentent parties prenantes : « Les salariés de Gibert Joseph sont extrêmement attachés à leur entreprise et à leur métier de libraire ; avant leur situation individuelle, ils ont à cœur la bonne santé de l'entreprise, ce sont des salariés exemplaires qui n'entrent pas en grève sur un coup de tête, mais sur la base de revendications fondées et légitimes », assure Céline Carlen de l'US-CGT Commerce Paris.
Maître à bord
Et de fait, la section syndicale CGT a pris beaucoup d'essor ces dernières années. Au point de s'imposer hégémonique au détriment de son prédécesseur, la CFDT, dans toutes les IRP du groupe. Avec, à la clé, un taux de syndicalisation de 25 %, excusez du peu. « L'arrivée de la CGT a progressivement modifié les rapports entre salariés et direction, la parole s'est libérée, les salariés se sont émancipés et osent désormais porter un regard critique objectif sur le management d'un autre temps, sur leurs conditions de travail toxiques et même sur les orientations stratégiques de l'entreprise et forcément, cela résulte déplaisant pour la direction qui constate qu'elle n'est plus le seul maitre à bord », explique Rémy Frey.
Autant d'éléments qui contribuent au soutien massif des salariés envers leur collègue Aymeric perçu, à tort ou à raison, comme le bouc émissaire sacrifié pour l'exemple afin de dissuader un vote CGT lors des prochaines élections professionnelles. « Rien de nouveau sous le soleil, voilà quatre ans que la direction cherche à reprendre la main sur les IRP », ajoute Rémy Frey.
À conforter cette analyse, la très bonne et très active réception de cette mobilisation par une majorité de salariés, mais aussi par la clientèle historique de l'enseigne : « À Saint-Michel, la culture locale n'est pas foncièrement ouvriériste, mais les clients nous connaissent bien et partagent nos revendications sur les conditions de travail toxiques, le management punitif ; ils signent massivement notre pétition pour le retrait du licenciement d'Aymeric et contribuent aussi à notre caisse de grève qui a récolté 400 euros en deux jours », s'enthousiasme le syndicaliste.
Toujours en attente d'une réponse claire de la direction à leurs revendications, les Gibert Joseph restent mobilisés. Ils espèrent pourtant une fin de conflit apaisée, qui permette d'ouvrir enfin un dialogue social moins « idéologique », plus ouvert et à l'écoute des salariés, ainsi que le résume Rémy Frey. « Nos revendications sont simples : travailler dans un climat serein et que nos représentants du personnel puissent remplir leur mandat dans des conditions normales. Nous ne sommes ni à l'école ni à la caserne ». À bon entendeur.