Violences partout, justice nulle part (Partie 1/2)
Il y a cinq ans, la déferlante de témoignages provoquée par le hashtag #MeToo révélait l’ampleur des violences faites aux femmes et leur caractère systémique. Si les... Lire la suite
D'après un sondage Ifop publié en 2019, une femme sur trois déclare avoir été harcelée ou agressée sexuellement au cours de sa vie professionnelle. Les femmes jeunes ou issues des minorités (sexuelles, religieuses) étant le plus souvent victimes de ces agissements. « En 2018, nous avons obtenu la mise en place de référents harcèlement dans les CSE, mais sans moyens supplémentaires alors que les CHSCT ont été cassés. Sur le terrain, il est toujours aussi difficile de régler des situations quand l'agresseur est en position de pouvoir et soutenu par l'entreprise.
Pour les victimes, c'est la double peine », déplore Sophie Binet, anciennement dirigeante confédérale CGT chargée de l'égalité femmes-hommes (devenue secrétaire générale de la CGT).
Malgré leurs obligations en termes de prévention et de réaction, les employeurs ont encore tendance à fermer les yeux. Avocate en droit social, Maude Beckers accompagne des victimes de harcèlement au travail : « L'un des freins, c'est la difficulté de parler au sein de l'entreprise, car elles ont beaucoup à perdre. Dans 40 % des dossiers, les harcèlements sexuels finissent en sanction, en mutation, en démission ou en inaptitude pour la victime. Et dans le contexte judiciaire, les policiers ne sont pas formés. La première chose que la police a demandée à l'une de mes clientes, une agente d'entretien harcelée par un chef de chantier, c'est si elle venait en jupe… Je suis obligée de les avertir que 80 % des plaintes sont classées sans suite. La justice pénale n'est pas à la hauteur. »
En novembre 2019, l'actrice Adèle Haenel accuse dans Mediapart le réalisateur Christophe Ruggia d'agressions sexuelles et de harcèlement alors qu'elle avait entre 12 et 15 ans. « La justice nous ignore, on ignore la justice », déclare l'actrice à la journaliste Marine Turchi. Cette phrase déclenche une vive polémique en mettant directement en cause les défaillances d'un système de justice pénale dans l'incapacité de traiter des violences sexuelles. Au cours des mois qui suivent, la rédaction de Mediapart reçoit plus de 400 messages de gens qui se sont reconnus dans le témoignage de l'actrice.
« Les femmes crevaient de ne pas avoir d'endroit où poser leurs récits. Car on sait que les violences sexuelles ont un impact massif sur la santé des personnes. Cela provoque des troubles dépressifs, alimentaires, des suicides… Mais comment on fait quand il n'y a jamais de justice ? » interroge la juriste Catherine Le Magueresse, ex-présidente de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT).
Si chaque année 94 000 viols ou tentatives de viol sont commis sur des femmes, selon une enquête Cadre de vie et sécurité de l'Insee publiée fin 2018, seules 12 % des victimes trouvent le courage d'effectuer un dépôt de plainte. Du fait de leur précarité, par peur ou parce qu'elles n'espèrent rien d'une réponse judiciaire, elles ne s'adressent pas aux institutions de la République pour obtenir réparation. Et les statistiques de la justice pénale ne leur donnent pas tort : après une longue procédure, éreintante pour les victimes, 14 % seulement des plaintes déposées aboutissent à une condamnation pénale des agresseurs sexuels. L'immense majorité des plaintes se terminant par un classement sans suite.
En 2021, seuls 0,6 % des viols commis ont ainsi été condamnés. « La réponse de la chaîne pénale est en deçà du défi, constate la journaliste Marine Turchi, autrice de Faute de preuves – Enquête sur la justice face aux révélations MeToo. Les policiers n'ont pas le temps et font de l'abattage. Par manque de moyens ou de volonté, les enquêtes préliminaires ne sont pas menées à bien et ne permettent pas de faire émerger la vérité. »
Les faisceaux d'indices concordants qui permettraient de caractériser le viol et de corroborer la parole des victimes sont rarement rassemblés. À défaut d'enquête approfondie, le bénéfice du doute profite à l'accusé. « Dire non ne suffit pas. Dans le Code pénal, pour prouver qu'il y a eu viol, il faut qu'il y ait violence, menace, contrainte ou surprise, rappelle Catherine Le Magueresse. La police demande aux victimes : “Pourquoi vous ne vous êtes pas débattues ?” Mais dans 70 % des cas, les victimes sont en état de sidération, ce qui est une réaction normale du cerveau. Les magistrats ne sont souvent pas formés et ne comprennent pas ce phénomène de dissociation. »
Une injonction à se défendre qui ne colle pas avec le conditionnement social des femmes depuis leur plus jeune âge. « L'éducation traditionnelle des filles, c'est d'être dans la douceur, la déférence, le sacrifice… Ça ne les aide pas à se protéger », déplore la juriste, qui milite pour l'inscription du consentement positif dans la loi, comme l'a fait l'Espagne. Durant la procédure, les associations de défense constatent que les victimes sont par ailleurs fréquemment culpabilisées et leur parole discréditée. « On leur demande : “Mais vous vous rendez compte de ce qu'il risque ? Vous voulez vraiment bousiller sa vie ?” » s'indigne la doctoresse en droit. Pire, la procédure peut se retourner contre les victimes, ces dernières pouvant être poursuivies en diffamation par les mis en cause à la suite d’un classement sans suite.
Pour Bérénice Hamidi, professeure en politiques des arts vivants (codirectrice du colloque Repair), c'est l'ensemble de nos imaginaires et de nos représentations qu'il faudrait questionner. « Il y a un défaut de cadrage dans la scène de viol telle qu'on se la représente. Quand on pense aux violences sexuelles, on imagine un inconnu sur un parking, un fou, un étranger… Ce cliché nous exonère de nos propres responsabilités. Mais le viol est majoritairement commis dans la sphère de notre entourage. C'est un proche de la victime, souvent en position d'autorité. »
Dans 91 % des cas, en effet, la victime connaît son agresseur : c'est un prof, un collègue de travail, un entraîneur, un voisin… « Les policiers ont du mal à voir dans ces hommes-là un violeur, souligne Bérénice Hamidi. Il n'y a que quand ils sont face à des hommes racisés qu'ils identifient l'homme violent. Il n'y a d'ailleurs qu'à aller en cour d'assises pour constater qui sont les hommes réellement condamnés ». Des hommes qui eux-mêmes ont du mal à se percevoir comme des violeurs et à reconnaître les faits qui leur sont reprochés. « En bons capitalistes, on a intégré que le vol était puni. Mais pas que forcer une femme ou un enfant, c'était contraire à la loi », relève la chercheuse.
« Elle le quitte, il la tue ». Ce slogan qui dénonce l'inaction publique face aux féminicides, ces meurtres de femmes par compagnons et par « ex », s'est répandu avec les collages féministes aux côtés de centaines d'autres sur les murs des villes. Dans son livre manifeste Féminicides, l'historienne Christelle Taraud revient sur la construction des systèmes de domination masculine qui, depuis des millénaires, écrasent l'existence des femmes. Elle y a développé le concept de continuum féminicidaire, qui caractérise l'ensemble de ce processus d'anéantissement.
« Les violences faites aux femmes sont extrêmement anciennes, incorporées, et impactent tous les domaines de la vie. Les violences symboliques, telles que la silenciation des femmes, effacées de l'histoire, ne sont pas anecdotiques. De même que la règle grammaticale du masculin qui l'emporte sur le féminin. Cela nous rappelle que nous sommes le “sexe faible”. C'est un dispositif de conditionnement social qui produit des injonctions de normes, des discriminations et conduit au meurtre », Christelle Taraud, historienne.
Le livre revient notamment sur les chasses aux «sorcières» qui s'abattent sur les communautés villageoises d'Europe et d'Amérique, et qui, du xvie au xviie siècle, font entre 200 000 et 500 000 morts, provoquant un immense effroi. « Après la soumission dans le sang au XVIIe siècle, la soumission légale des femmes se traduit par un absolutisme marital dans toutes les grandes démocraties européennes », poursuit Christelle Taraud.
En 1804, le Code civil napoléonien parachève cette entreprise. « La femme n'a pas d'existence juridique, comme les fous et les enfants. Elle y est définie comme une propriété de son mari. Elle ne peut pas hériter, n'a pas le droit de travailler sans son accord, de se syndiquer, d'avoir une correspondance personnelle, un engagement artistique…, énumère encore l'historienne. Le féminicide est donc bien un crime de propriétaire. Ce que disent les hommes dans les procès c'est : elle n'avait pas le droit de me quitter, c'était ma chose. Mais on ne peut pas continuer dans ce projet de masculinité hégémonique qui est un projet de destruction, y compris du vivant. »
En 2017, l'Espagne, engagée depuis près de vingt ans dans la lutte contre les violences de genre, a déployé deux cents mesures éducatives, sociales et judiciaires, financées à hauteur d'un milliard sur cinq ans. Une politique volontariste qui a fait chuter les féminicides de 24 %depuis que le pays a pris le problème à bras-le-corps. En France, en 2022, une femme meurt toujours tous les trois jours sous les coups de son conjoint.
Cet article enrichi pour le web est à retrouver dans le numéro #04 « #MeToo, pourquoi on se bat encore » de la revue la Vie Ouvrière.