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Manifestation

Répression policière : la stratégie du désordre

12 novembre 2025 | Mise à jour le 12 novembre 2025
Par | Photo(s) : Sarah Delattre
Répression policière : la stratégie du désordre

10 septembre 2025 devant le siège de la CGT à Montreuil.

En une décennie, la politique de maintien de l’ordre est devenue plus répressive. Que ce soit lors des manifestations contre la loi El Khomri, mais aussi lors du mouvement des Gilets jaunes ou contre les megabassines à Sainte-Soline, les violences policières se sont multipliées. Une stratégie qui vise à déligitimer la manifestation de rue.

« Certains de mes camarades disent : ‘‘Depuis quelques années, je ne vais plus en manifestation avec mes enfants''. Alors qu’avant, ça ne craignait pas autant », rapporte Christophe Torchy, secrétaire national de la CGT Intérieur-Police. Les révélations de Mediapart et de Libération deux ans et demi après la manifestation contre les megabassines à Sainte-Soline sont accablantes. Elles dévoilent des vidéos filmées par les forces de l'ordre elles-mêmes qui attestent de consignes prohibées et dangereuses données par la hiérarchie. «Le pouvoir veut montrer sa maîtrise du désordre, les caméras dévoilent la décomposition de l'ordre », écrivent Olivier Filleule et Fabien Jobard, respectivement professeur à l'université de Lausanne et sociologue au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) dans une tribune publiée dans le quotidien Le monde. En témoigne récemment encore, les forces de l'ordre réquisitionnées en nombre lors de la manifestation du 10 septembre. L'ancien ministre de l'intérieur Bruno Retailleau avait alors déployé plus de 80 000 policiers et gendarmes. Au total, 549 personnes ont été placées en garde à vue ce jour-là, alors que le mouvement citoyen « Bloquons tout » appelait à bloquer le pays. Parmi elles, la militante pacifiste Cornélie Jardin, interpellée à Porte de Montreuil, et retenue au poste de police pendant 48 heures avant d’être déférée au tribunal de Clichy.

Sociologue de profession, elle affirme n'avoir fait que déambuler dans la rue en scandant des slogans. Après un mouvement de panique provoqué par l'envoi de gaz lacrymogènes, Cornélie Jardin s'est retrouvée immobilisée par la BRAV-M, qui a interpellé 39 personnes au total.

« On ne juge pas les faits, mais les idées »

Sans la moindre explication, les manifestants ont été emmenés dans une unité du XIIème arrondissement dédiée à l'immigration, où ils n'ont appris que seize heures plus tard le motif de leur garde à vue : « participation illégale à une manifestation » et « provocation en vue de dégradations » dans le cas de Cornélie. Cette dernière juge cette seconde accusation infondée, n'ayant aucun matériel pouvant suggérer une intention de dégradation. « On peut être arrêtée juste parce qu’on est là, sans autre motif. Cela montre bien qu’on ne juge pas les faits, mais les idées », déplore-t-elle.

Pour Christophe Torchy, ces arrestations traduisent une volonté de dissuader les citoyens d'exercer leur droit fondamental de manifester. « La consigne, c'est d'aller au contact », clamait Bruno Retailleau, la veille de la mobilisation du 18 septembre. Une phrase révélatrice, selon le syndicaliste, du changement d'appréhension des manifestations par les forces de l'ordre. « Avant, quand on voyait un gars cagoulé, on le surveillait. Maintenant, j’ai l’impression que le but c’est d'aller le chercher. Seulement, s’il ne fait rien de spécial, ça crée des tensions supplémentaires », observe Christophe Torchy.

Le responsable syndical situe ce changement de pratique en 2016, lors des mobilisations contre la loi El Khomri. Il remarque qu'à partir de cette période, moins de CRS et de gendarmes mobiles sont déployés, remplacés par des brigades anticriminalité (BAC) et des compagnies d’intervention davantage axées sur les interpellations, plutôt que sur le maintien de l’ordre traditionnel.

Une menace au droit de manifester

Fin 2019, Amnesty International dressait le bilan du mouvement des Gilets jaunes. En un an, 2 500 manifestants avaient été blessés. Parmi eux, vingt-quatre avaient été éborgnés et cinq avaient eu une main arrachée. Face à cette violence d'une rare ampleur, les Nations unies, le Défenseur des droits et le Conseil de l'Europe s'étaient inquiétés de l'usage excessif de la force en France et des restrictions sur le droit de manifester pacifiquement.

« Cette gestion des manifestations dépasse le mouvement des Gilets jaunes […] Aujourd'hui, le maintien de l'ordre en France consiste trop souvent à appliquer une répression immédiate et de grande ampleur au point d'entraver les libertés fondamentales », déclarait alors Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty international France.

Amnesty International et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) dénoncent régulièrement l'emploi de mesures disproportionnées par les forces de l'ordre à l'encontre des manifestants, et interpellent le gouvernement sur, entre autres, l'usage de gaz lacrymogènes, de « nasses » ou de lanceurs de balles de défense (LBD40).

Les organisations internationales ainsi que la Cour européenne des droits de l'homme, rappellent que les gouvernements doivent tolérer certains désordres lors les manifestations, afin de préserver la liberté d'expression.

La manifestation de rue déligitimée

Fabien Jobard affirme que la manifestation de rue se voit de moins en moins reconnue comme une expression légitime de la contestation. Selon lui, en adoptant la réforme des retraites de 2023 par 49.3, Emmanuel Macron a cassé la dynamique parlementaire, mais aussi la démonstration dans la rue. « Les syndicats se retirent de la rue, et ce sont des groupes comme les black bloc qui, pendant quelques semaines, se livrent à des escarmouches avec la police », poursuit Fabien Jobard. Le chercheur y voit une véritable logique de « délégitimation » des moyens traditionnels de manifestation en France.

Christophe Torchy confie : « Quand on veut qu'une manifestation dégénère, ce n'est pas compliqué. On met un maximum d'agents en tenue de maintien de l'ordre et, au lieu de leur demander d'attendre, on les envoie directement au contact. Ça crée du stress chez les manifestants peu habitués, et de la colère chez ceux qui le sont. »

Dix jours après sa garde à vue, Cornélie Jardin ressentait encore une douleur au ventre, comme si elle y était toujours. Avec elle, douze femmes étaient entassées dans 15 m² pour seulement neuf matelas, avec plusieurs refus d'eau et de pilule contraceptive, le tout accompagné d'une intimidation constante et de remarques sexistes. « Ils veulent instaurer la peur, et mine de rien, ils y arrivent », conclut-elle.