Fichiers de police : en attente d’un jugement sur le fond
Le Conseil d’État a rejeté début janvier le recours en référé des organisations syndicales et du Gisti concernant la validité des trois décrets adoptés début décembre... Lire la suite
Mais de quoi a donc si peur le pouvoir exécutif ? Trois mois après le début des mobilisations des gilets jaunes, son bilan répressif dépasse celui des dernières décennies. Insuffisant pourtant pour le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, qui n'hésite pas à faire adopter urgemment une nouvelle loi dite de « prévention et sanction des violences lors des manifestations » ou « loi anticasseurs ». Vivement critiquée par des juristes et défenseurs des droits pour son potentiel liberticide, elle jette le trouble jusqu'au sein de la majorité. À quoi rime cette surenchère sécuritaire ?
« On ne tire pas sur son propre peuple », « Nous sommes borgnes, vous êtes aveugles » : samedi 2 février, pour leur douzième samedi de manifestations, les gilets jaunes ont dénoncé la répression policière, rendu hommage aux blessés des mobilisations précédentes et réclamé l'abandon par la police des armes dites « sublétales » (lanceurs de balles de défense LBD40, et grenades de désencerclement) lors des manifestations. La veille, saisi en urgence par la Ligue des droits de l'homme et la CGT qui réclament leur suspension, le Conseil d'État en avait validé l'utilisation en dépit de leur dangerosité.
Le droit de manifester en danger, entretien avec l'espace Droits et libertés de la CGT
Christophe Castaner assume. Il affirme qu'il n'a « jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant » et, selon lui, « s'il n'y avait pas de forces de l'ordre lynchées » il n'y aurait pas de blessés lors des manifestations. Qui plus est, il minimise. Lors d'une audition devant les députés le 22 janvier, il ne reconnaissait que « quatre personnes frappées violemment à la vision » et ajoutait « on parle de perte d'œil, je préfère ne pas utiliser ce terme-là […] mais [parler de] quatre personnes qui ont eu des atteintes graves à la vision, certains pouvant éventuellement perdre un œil ».
Les faits pourtant racontent une tout autre histoire. Évidemment, nul ne nie, ni des violences en fin de certains cortèges, ni des dérives graves, mais marginales, ni des affrontements avec les forces de l'ordre. Celles-ci, jusqu'à une période récente, étaient formées à la « désescalade ». Aujourd'hui, il y a plutôt choc frontal. Surtout, le nombre de blessés, la gravité des blessures et le profil de celles et ceux qui ont été atteints démentent les propos ministériels.
Il y a bien sûr les images et les témoignages des victimes, qui circulent sur les réseaux sociaux. Mais il y a aussi une information plus professionnelle, vérifiée, qui permet d'y voir plus clair. Le collectif Désarmons-les (contre les violences policières), le journaliste indépendant David Dufresne, ou certains journaux, recensent les victimes de blessures graves ou légères qui se comptent par milliers. Dès le 4 janvier, le collectif Désarmons-les donnait sur son site les noms de 128 blessés graves et précisait : « Une personne a été tuée [Zineb Redouane, octogénaire, victime à Marseille d'un tir de grenade lacrymogène le premier décembre alors qu'elle fermait ses volets, NDLR], 4 personnes ont eu la main arrachée (grenades GLI F4), 20 personnes ont été éborgnées (balles de LBD 40 et grenades de désencerclement) une personne a perdu définitivement l'audition (grenade). »
Quand Reagan et Thatcher répondaient par la répressionDès les années 1980, en Europe et aux États-Unis notamment, le libéralisme s'attaque aux conquêtes du mouvement social, aux bases de ce que l'on nomme « État providence », mais aussi à ceux qui résistent. Ainsi, aux États-Unis, en août 1981, sept mois après son arrivée à la Maison-Blanche, Ronald Reagan licencie plus de 11 000 aiguilleurs du ciel en grève contre les conséquences (en termes d'horaires, de salaires…) de la déréglementation du ciel américain, adoptée en 1978 par le président Jimmy Carter. Reagan prend alors prétexte de l'interdiction de faire grève pour les fonctionnaires fédéraux.
Au Royaume-Uni, c'est le puissant syndicat des mineurs que Margaret Thatcher veut détruire et à travers lui ce que porte le syndicalisme. En 1984-1985, les mineurs se mettent en grève à l'appel de l'Union nationale des ouvriers de la mine (NUM) contre la fermeture des mines de charbon. Margaret Thatcher déploie les forces de l'ordre contre ceux qu'elle qualifie d'« ennemis de l'intérieur » au point de faire 20 000 blessés et six morts. La NUM est dissoute et la grève interdite. Plus de 11 000 personnes sont arrêtées. Mais la solidarité de la population avec les grévistes est à la mesure de cette répression. Selon Margaret Thatcher, il n'y a pas d'alternative (« Tina » : « There is no alernative ») à sa politique économique et sociale. Ses opposants, eux, répondent « Tata » (« There are thousands of alternatives ») : « Il y a des milliers d'alternatives. »
Neurochirurgien et chef de service au CHRU de Besançon, Laurent Thines, cité par Le Quotidien du médecin (le 2 février), lance un cri d'alarme (et une pétition contre l'usage des armes dites sublétales) : « Les pouvoirs publics ne semblent pas prendre conscience de la gravité des blessures. Mais si cela ne cesse pas, je crains qu'il y ait des morts ! », dit-il. Évoquant des énucléations, des amputations d'extrémité de membre, des fracas maxillo-faciaux et dentaires, des traumatismes craniocérébraux engageant le pronostic vital, il affirme : « Ce sont des lésions de guerre. » Lesquelles bouleversent la vie physique, psychique, familiale, sociale… des personnes concernées.
Même inquiétude du côté d'associations de défense des droits humains, comme Amnesty International, ou de la commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Dunja Mijatovic.
Quant au profil des blessés graves, il s'agit de femmes et d'hommes venus manifester contre une politique qu'ils réfutent. Parmi eux, Jérôme, membre de l'Observatoire des pratiques policières (OPP) et de la Ligue des droits de l'Homme, blessé au front par un projectile tiré par les policiers le 2 février à Toulouse. Ou encore Jérôme Rodrigues, gilet jaune connu comme manifestant pacifique et pour ses témoignages vidéos sur les réseaux sociaux, éborgné le 26 janvier. Louis Boyard, président de l'Union nationale lycéenne, a quant à lui été touché au pied le 2 février à Paris. Fin 2018, le ministère de l'Intérieur a passé commande de 1 280 LBD supplémentaires…
Proche d'Emmanuel Macron, l'avocat Jean-Pierre Mignard n'est cependant pas tendre. Il condamne dans Le Journal du Dimanche du 3 février : « L'ampleur des moyens déployés a été démesurée […] les policiers ont fait l'objet de violences, mais les manifestants aussi et même d'un surcroît de violence […] ». Il demande : « Pourquoi avoir refusé de reconnaître le nombre anormal de blessés graves chez les manifestants ? Il y a eu au départ une grave erreur politique. On n'a pas fini de la payer. »
La répression des mouvements sociaux n'a rien de nouveau. Les gilets jaunes brestois ont voulu le rappeler le 2 février, en se dirigeant vers la Maison du peuple pour rendre hommage à Édouard Mazé, tué par les gardes mobiles lors du mouvement de grèves et de manifestations d'avril 1950.
Plus récemment, et encore l'an dernier, plusieurs personnes ont été éborgnées ou ont eu une main arrachée en protestant contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique). En 2014, Rémi Fraisse, 21 ans, militant contre le barrage de Sivens, mourait victime du tir d'une grenade offensive. En 2016, Adama Traoré, 24 ans, mourait à la gendarmerie de Persan (Val-d'Oise) à la suite de son interpellation à Beaumont-sur-Oise. Le comité pour la vérité sur sa mort manifestait de nouveau avec les gilets jaunes le 2 février, les militants dénonçant spécifiquement les violences policières, la stigmatisation, les blessures sociales, que subissent de longue date les banlieues françaises.
Pas nouveau donc, mais un seuil est franchi. Il en est de même pour les milliers d'interpellations avant les manifestations, dont de nombreuses « préventives » et de gardes à vue, souvent sans suite. Dans une note adressée en 2017 au Défenseur des droits, l'Association des chrétiens pour l'abolition de la torture (Acat) dénonce : « Allant de pair avec une logique chiffrée de l'action policière, le nombre d'interpellations est devenu un enjeu des opérations de maintien de l'ordre. » La répression s'inscrit dans la logique de celle déployée à l'encontre des mobilisations syndicales contre la loi El Khomri en 2016, quand le gouvernement de Manuel Valls avait d'abord tenté d'interdire les manifestations, puis décidé d'enfermer les parcours, tout en fouillant les manifestants. Mais elle prend de tout autres proportions. Par son ampleur. Et par les dispositions législatives qu'entend obtenir le gouvernement.
Édouard Philippe, qui l'a annoncé le 7 janvier sur TF1, et Christophe Castaner entendent en effet aller plus loin en reprenant à leur compte une proposition de loi que le sénateur de droite Bruno Retailleau (LR) avait présentée après les défilés du 1er mai 2018. Le 5 février, l'Assemblée a ainsi adopté une loi dite « anticasseurs », qui « ne menace pas le délinquant [mais…] le citoyen », plaide l'avocat François Sureau dans Mediapart.
Les associations de défense des droits, le syndicat des avocats de France ou celui de la magistrature, alarment, de même que l'opposition de gauche, sur des dérives liberticides. Des députés de la majorité s'inquiètent eux-mêmes de certains articles. La loi consolide le principe « casseurs payeurs ». Elle permet des fouilles des sacs et véhicules dans les manifestations et à leurs abords sur réquisition du procureur. Mais parmi ces articles, l'un fait particulièrement réagir : l'autorisation faite au préfet, c'est-à-dire au représentant de l'exécutif, et non au juge, d'interdire de manifester à titre préventif (et non suite à une condamnation), à toute personne représentant « une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public ».
Selon le secrétariat général de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) cela « soulève des risques importants pour la liberté de manifester sans même apporter une réponse appropriée aux débordements violents ». D'autant que « si l'objectif est d'interdire aux “casseurs” de manifester, l'arsenal juridique existant y répond déjà ». L'article 3, lui, permet d'intégrer les personnes privées de manifester au fichier des personnes recherchées. L'article 4 transforme ce qui était une contravention en délit (passible d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende) le fait de volontairement dissimuler son visage durant les manifestations.
Déjà, avec la mise en œuvre de l'état d'urgence, des centaines d'interdictions de manifester avaient été prononcées par arrêté préfectoral. « Réveillez-vous mes chers collègues ! Le jour où vous aurez un gouvernement différent, vous verrez. Quand vous aurez une droite extrême au pouvoir, vous verrez, c'est une folie que de voter cela ! », s'est même écrié le centriste Charles de Courson (Libertés et territoires) à l'Assemblée.
Plusieurs juristes et avocats dénoncent, eux, la contamination du droit commun par la logique d'exception qui avait été mise en place au nom de l'antiterrorisme. Une logique qui concernerait l'exercice même des libertés fondamentales.
Faute de réponse politique à la crise sociale, le gouvernement joue donc la surenchère sécuritaire. Et tente de discréditer les protestataires.
C'est que l'exécutif s'inquiète. Il a été sidéré par l'émergence d'un mouvement inattendu, hétérogène, sans organisation structurée, mais ayant en commun une exaspération sociale face aux fins de mois difficiles ou à l'injustice fiscale et le rejet profond du mépris présidentiel pour « ceux qui ne sont rien ». Il est resté comme pétrifié par la capacité de ces femmes et de ces hommes à revendiquer le droit de s'exprimer et à durer. Il s'inquiète aussi des débuts de convergence qui se manifestent en certains ronds-points et dans les entreprises entre gilets jaunes et syndicalistes CGT. Ou de celles qui se sont exprimées dans les cortèges d'une trentaine de départements entre gilets jaunes et rouges à l'occasion de la grève nationale du 5 février à l'appel de la CGT, de Solidaires et de la FSU, pour l'augmentation du Smic et des salaires, la justice fiscale, les services publics et le droit de manifester.
Le gouvernement a donc à court terme intérêt à faire doublement peur. Aux potentiels manifestants d'abord, qui pourraient risquer très gros. Physiquement ou juridiquement. À ceux qui les soutiennent ensuite : présenter les contestataires comme « factieux » et « séditieux », selon les termes de Benjamin Griveaux, permet à l'exécutif de tenter d'apparaître comme le garant naturel de l'ordre. De quoi espérer gagner un peu de temps pour tenter de reconquérir l'opinion. C'est l'objectif du « débat » organisé par la présidence, dont les grandes questions sont posées d'avance et portent principalement sur la mise en œuvre d'une politique dont le locataire de l'Élysée assure qu'elle ne changera pas de cap. Car c'est bien cela qui est en jeu. Mais cette vision est bel et bien à court terme.
La peur peut anesthésier quelque temps, elle peut aussi exaspérer les colères. Voire servir de terreau à une extrême droite aux aguets. Alors que le gouvernement prépare de nouvelles réformes au bénéfice du grand patronat, comme la réforme des retraites, il s'avère d'autant plus essentiel de poursuivre les convergences jaunes-rouges, celles qui resituent au centre du débat les exigences sociales, d'égalité des droits, de démocratie et de défense des libertés fondamentales.
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