Fusionnelles

Lena a besoin de Lila, mais Lila semble n'avoir besoin de personne. Dès leur plus tendre enfance, cette « amitié » est tronquée, en perpétuel déséquilibre, toujours sur la corde raide. Lena est littéralement « tombée en amitié » avec Lila la rétive, la farouche, l'insaisissable. Mais Lila et Lena sont-elles, chacune à leur manière, capables d'amitié ?

Ce qui les sépare est-il plus fort que ce qui les unit ? En quatre romans aussi denses que puissants, l'auteure (faut-il l'appeler Lena, d'autant qu'elle a choisi de se cacher derrière le nom de plume Elena Ferrante ?) décrit une relation passionnelle, dangereuse, aussi menaçante – sinon plus – que le Vésuve qui surplombe la magnifique baie de Naples. Une relation capable de tout ébranler, comme le tremblement de terre qui secoue la ville au cours de L'enfant perdue ou les mystérieuses crises (d'épilepsie ?) où Lila se sent se dissoudre.

Pour Lena, Lila est le miroir/repoussoir de tout ce qu'elle aurait pu devenir et qu'elle a tenté de fuir pour y revenir, comme aimantée par cette fascinante et contradictoire personnalité sans cesse remise en question. Cette passion amicale orageuse passe aussi par énormément de jalousie et de rivalité, les deux femmes n'ayant de cesse de se jauger, prenant l'autre pour mètre étalon, et de se livrer à une compétition à la vie à la mort… Éducation, réussite professionnelle, amours, enfants, influence, tout est prétexte à se comparer pour mieux se rapprocher ou se critiquer. Ambigu, le lien entre les deux femmes est puissant comme la glu dans laquelle, souvent, Lena s'empêtre. Rivales qui ne peuvent se passer l'une de l'autre, elles ressemblent à leur ville à la fois magnifique et délabrée, solaire et pourrissante, magnétique et fragile.

Lena/Elena se questionne jusqu'à la fin, s'interrogeant sans cesse sur ce que Lila pense, fait et défait, et qui devient de plus en plus erratique après la disparition d'une enfant…

L'ambition littéraire d'Elena Ferrante est, elle aussi, paradoxale. Se lancer à corps perdu dans une telle œuvre de longue haleine, tout en refusant de dévoiler sa véritable identité, montre à la fois la grande humilité de qui souhaite se consacrer uniquement à son travail, et l'orgueil de laisser supposer que ce n'est peut-être pas totalement une fiction…

Il faut en effet attendre la fin des 560 pages de L'enfant perdue pour que ce qu'on avait pressenti depuis le départ – la part autobiographique de cette saga – se dévoile un peu. Mais, comme la romancière avance masquée, peut-être s'agit-il d'une ultime et machiavélique pirouette littéraire…