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HISTOIRE

« La bombe était pour Truman un moyen d’affirmer son leadership »

6 août 2025 | Mise à jour le 9 septembre 2025
Par | Photo(s) : US AIR FORCE / AFP
« La bombe était pour Truman un moyen d’affirmer son leadership »

Les membres de l'armée de l'air américaine en août 1945 posent devant l'Enola Gay, avion qui lâchera la bombe nucléaire sur Hiroshima le 6 août 1945.

Il y a quatre-vingts ans, les États-Unis bombardaient les villes d'Hiroshima et Nagasaki, entraînant la reddition inconditionnelle du Japon. L'utilisation de l'arme atomique, larguée les 6 et 9 août 1945, était pourtant largement évitable. Contrairement à ce qu'affirmèrent les autorités de l'époque, la décision de Truman d'employer la force nucléaire répondait plus à des impératifs de politique intérieure et à une volonté de s'affirmer face à l'Union soviétique qu'à une nécessité stratégique, comme nous l'explique le géopolitologue Barthélémy Courmont, auteur de Pourquoi Hiroshima ? La décision d'utiliser la bombe atomique.  

Avec le recul, est-il possible d'établir que la décision américaine d'utiliser l'arme nucléaire, en août 1945, pour mettre fin à la guerre aurait pu être évitée ?

La question de la décision américaine de bombarder Nagasaki et Hiroshima continue de faire débat. L'historiographie américaine, qui a dominé pendant 20 ans, affirmait que l'utilisation de la bombe atomique était forcée par le fait que le Japon avait rejeté toutes les demandes de capitulation sans condition. Les Américains ont dit : « On n'a pas eu d'autre choix ». C'était l'argument officiel, renforcé par un autre qui était que la continuité de la guerre aurait été trop coûteuse en vies humaines, car étalée sur plusieurs mois de guerre. L'état-major américain affirmait qu'un débarquement aurait causé environ 500 000 victimes chez les soldats, plus des milliers de civils japonais. Cette théorie était basée sur la résistance japonaise de mars 1945 à Okinawa (le premier territoire japonais pris par les Américains), qui avait été farouche. La décision de bombarder en 1945 n'était donc pas contestée, si ce n'est sur un plan moral, notamment avec l’écrivain Albert Camus.

A quel moment ce récit historique va-t-il changer ?

Il y a eu un tournant avec le 20e anniversaire des bombardements. En 1965, plusieurs travaux d'historiens sont publiés, ainsi que des récits de victimes. Le grand écrivain Japonais Kenzaburo Oe, pacifiste, est chargé par un important quotidien d'enquêter auprès des survivants et de recueillir leurs témoignages Cela donnera lieu à la publication de Notes d'Hiroshima, qui est un énorme succès au Japon. Ce moment est aussi marqué par un changement d'ère avec le retour de la souveraineté japonaise car, jusqu'en 1952, avec l'occupation américaine, règne la censure. En 1965, le Japon a retrouvé son rang de puissance économique, et les productions artistiques évoquant Hiroshima et Nagasaki se multiplient. Les États-Unis commencent à porter un regard plus lucide sur ce qui s'est passé. Dans les années 1950, sous Eisenhower, on parlait d’« atom for peace » [des atomes pour la paix, NDLR]. La bombe était glorifiée comme une arme de paix. Avec l'entrée dans la guerre froide, les regards sur la bombe atomiques changent : on comprend que le nucléaire risque d'entraîner une destruction majeure. La contestation démarre avec les travaux dans les années 1960 d'historiens révisionnistes américains, Gar Alperovitz et Barton Bernstein, qui vont démontrer que le récit américain sur le processus décisionnaire de larguer la bombe était une fable. Leurs travaux ont fait grand bruit. La réalité, c'est qu'on n'a pas uniquement utilisé l'arme nucléaire contre les Japonais, mais contre les Soviétiques… C’est une affirmation de leur puissance.

Les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki ont été précédés par des largages de bombes incendiaires sur d'importantes villes japonaises. En réalité, est-ce que le Japon en août 1945 n'était pas déjà à genoux ?

Les bombardements incendiaires commencent en mars. A ce moment-là, de nombreuses villes japonaises se trouvent à portée de l'aviation américaine. L'état‑major américain parle de « bombardement stratégique », un terme théorisé pendant la Seconde Guerre mondiale sous l'autorité du général Curtis LeMay, qui désigne le fait de tapisser des villes de bombes. Avant les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki, beaucoup de grandes villes japonaises, dont les habitations étaient en bois, ont subi des raids incendiaires au napalm : Osaka, Nagoya, Kobe, Tokyo… À Okinawa, qui est entièrement détruite, le bilan humain est catastrophique. À Tokyo, on compte 200 000 victimes. Dans les cabinets ministériels japonais de l'époque, deux visions s'opposent : certains sont très favorables à la capitulation et d'autres adoptent un discours dénué de sens sur la poursuite de la guerre. En août, le Japon est au bord de la capitulation et essayait de négocier par l'entremise de l'ambassadeur de Russie à Moscou. L'empereur lui-même est impliqué dans ces démarches dont l'Union soviétique est l'intermédiaire. Mais les États-Unis n'entendent pas cet effort, ils veulent frapper un grand coup pour dissuader les Soviétiques de se montrer plus exigeants sur le partage de l'Europe dans le contexte des conférences de Yalta et Potsdam. L'utilisation de la bombe n'est pas tant une arme de guerre que le début d'une nouvelle rivalité avec la guerre froide. Cela a été étayé par l'ouverture des archives soviétiques dans les années 1990. Et les tensions ont été exacerbées avec l'arrivée à la présidence des États-Unis de Harry Truman, en août, suite au décès de Franklin Roosevelt. C'est un président non élu, il n'est pas connu du grand public américain et cela fait partie des raisons pour lesquelles Roosevelt l'a choisi : parce que c'est un homme qui ne lui fera pas d'ombre. Il apprend au moment de sa prise de fonction que les États‑Unis sont sur le point d'avoir l'arme nucléaire. La bombe était pour Truman un moyen d'affirmer son leadership et, quelques semaines plus tard, il prend la décision. Mais ce bombardement aurait pu être évité.

Qu'est-ce qui a motivé la décision de Truman ?

Il faut savoir que Truman était farouchement anticommuniste, comme toute sa présidence (jusqu'en 1953) le démontrera. Quand il se rend à la conférence de Potsdam, début juillet, et rencontre Staline pour la première fois, une discussion s'engage, mais ils ne sont pas d'accord sur ce qui s'apparente à un partage du monde. Le premier essai nucléaire américain se déroule durant la conférence et Truman s'empresse de faire parvenir à Staline un petit mémo à la table des négociations, pour lui faire savoir qu'il a la bombe et tenter de le déstabiliser. La relation était très tendue. Truman va se servir de la bombe atomique pour être en position de force à la table des négociations. Ce qu'il faut aussi savoir, c'est qu'en février, lors des négociations de Yalta, les États‑Unis et les Soviétiques avalisent l'entrée en guerre de l’URSS contre le Japon. Staline répond qu'il ne peut pas mener deux guerres en même temps car ses troupes sont mobilisées sur le front allemand. Dans le communiqué final de Yalta, il est écrit noir sur blanc que l'Union soviétique s'engage à déclarer la guerre contre le Japon trois mois, jour pour jour, après la capitulation allemande, le 7 mai 1945, le temps d'acheminer ses troupes. Les Américains savent donc que les Soviétiques rapprochent leurs troupes du Japon en août. Il faut à tout prix que ce dernier capitule avant l'arrivée des Soviétiques afin qu'ils ne se partagent pas le pays. L'autre élément dans la prise de décision, c'est le coût pharaonique du projet Manhattan, de l'ordre de 2 milliards de dollars de l'époque. C'était tenu secret, le contribuable ne le savait pas. Mais en utilisant cette bombe, on justifiait le montant de cette dépense…

Après-guerre, dans le Japon occupé, on découvre les effets terrifiants des radiations sur les victimes de la bombe.

Oui, on découvre les effets des radiations par les médecins japonais survivants qui traitent les blessés et tiennent des journaux de bord. Au bout de quelques jours, ils commencent à signaler des taches rouges sur le visage, des leucémies très rapides, des pertes de cheveux soudaines, et des décès, même chez des personnes qui ne sont pas blessées. Chez les scientifiques du projet Manhattan, il y avait des inquiétudes concernant les radiations. Après les essais américains, l'ensemble des scientifiques engagés dans le projet s'était opposé à l'utilisation de la bombe. L'argument était notamment qu'on ne savait pas à quel point il y aurait des effets radioactifs. À Hiroshima et Nagasaki, dès le début de l'occupation, des centres de recherche sur les effets des radiations sont mis en place par les Américains pour étudier les survivants. Mais ce n'était pas des hôpitaux, les médecins américains présents sur place n'étaient pas là pour soigner, seulement pour étudier les pathologies à long terme. Il existe un épisode tragique, très connu au Japon. Cette histoire a ému le pays, celle d'une petite fille exposée aux radiations à l'âge de deux ans, qui développe une leucémie et meurt à 12 ans, en 1955. Il s'agissait de la petite Sadako. Elle pensait que si elle confectionnait mille grues en origami, elle aurait la vie éternelle ; c'est pourquoi la grue est devenue le symbole des enfants frappés par les radiations. C'est aujourd'hui devenu une tradition pour les enfants japonais de plier des grues en origami et de les déposer dans le parc de la Paix, aux pieds de la statue commémorant les enfants victimes de la bombe.

La prise de conscience des conséquences pour les populations victimes des bombardements a changé la perception de la bombe ?

Les radiations vont modifier le regard que l'on porte sur l'arme nucléaire. Elle était considérée au départ comme l'arme suprême, une arme de paix, une seule bombe suffisant à faire plier un pays. Avec la course aux armements et la crainte d'un holocauste nucléaire, cela a changé. Avec un risque de conflit à grande échelle entre grandes puissances nucléaires. Il existe ce qu'on appelle le tabou du nucléaire. On l'a vu lors des affrontements entre Inde et Pakistan : aucun n'a invoqué l'arme nucléaire dans le conflit, même s'ils la possèdent tous les deux. Et cette peur revient et s'est posée avec la guerre en Ukraine. Poutine y a fait référence avec beaucoup de mépris, dans un souci de dissuasion. Les Russes se sont moqués de nous : nous n'avons pas dit qu'on l'utiliserait, seulement que nous l'avions ! Ils jouent sur nos peurs…

 

Barthélémy Courmont est professeur à l'Université catholique de Lille et auteur de plusieurs ouvrages sur Hiroshima.