Mouvements sociaux : les femmes en première ligne
Pour Michelle Zancarini-Fournel, historienne et professeure émérite à l’université Lyon 1, nous vivons un moment d’insurrection féministe généralisée. Droit à... Lire la suite
«Le 8 mars, on arrête toutes. » le mot d'ordre de l'appel à la « grève féministe » claque. « L'originalité de ce mouvement, c'est que cette grève ne se limite pas seulement au travail, mais à toutes les facettes de l'oppression subie par les femmes : l'inégalité de la répartition des tâches domestiques ou éducatives, l'éducation, les violences, le droit à l'avortement, l'accès à l'espace public… Il s'agit de montrer que si les femmes s'arrêtent, plus rien ne fonctionne ! », explique Anne Leclec, l'une des animatrices du mouvement.
Le 24 janvier, en pleine manifestation contre la réforme des retraites, les manifestants ont pu découvrir sur un immeuble une très grande banderole indiquant « femmes en grève, on arrête toutes #8mars #noustoutes ». Cet appel à la grève féministe s'inscrit dans un mouvement international qui montre bien la variété des luttes menées par les femmes à l'échelle mondiale.
En 2016, c'était les Polonaises qui lançaient l'action en se mobilisant contre une loi restreignant encore davantage le droit à l'avortement pourtant quasi inexistant dans ce pays. En 2017, les Argentines leur emboîtaient le pas pour dénoncer les violences sexistes. Mais c'est en Espagne que la mobilisation des femmes a été, en 2018 et 2019, impressionnante : jusqu'à 5 millions d'entre elles sont descendues dans la rue.
« Les organisations syndicales espagnoles ont joué un rôle majeur pour populariser le mouvement », souligne Anne Leclerc. En Suisse, le succès a aussi été au rendez-vous, même si la date choisie n'était pas le 8 mars mais le 14 juin, jour anniversaire de l'introduction de l'égalité femmes-hommes dans la Constitution.
Petite difficulté, et non des moindres, pour réussir la « grève féministe » cette année : le 8 mars va tomber un dimanche. Si, dans le commerce, à l'hôpital, de nombreuses femmes travaillent, ce n'est toutefois pas simple d'en faire une grande journée de mobilisation dans les entreprises. Cette « grève féministe », qui prendra essentiellement la forme d'initiatives dans l'espace public, sera sans doute, en 2020, placée sous le signe de la lutte contre la réforme des retraites, les femmes faisant partie des grandes perdantes de la retraite à points.
En 2017, les femmes percevaient une retraite de 29 % inférieure à celle des hommes ; cet écart montait même à 42 % si les pensions de réversion n'étaient pas intégrées (Les retraités et les retraites, édition 2019 de la Drees). Si la réforme passe, l'intégralité de la carrière sera prise en compte et non plus les 25 meilleures années dans le privé, et les six derniers mois dans le public.
Les carrières hachées des femmes seront alors encore plus lourdes de conséquences à l'heure de la retraite. Si on ajoute à cela les modifications des règles d'attribution de la pension de réversion et notamment, à partir de 2025, la suppression de celle-ci pour les femmes divorcées, l'écart entre les pensions des femmes et des hommes va encore augmenter.
« À cause de Macron » : la chorégraphie féministe contre la réforme des retraites
La mise en évidence de l'impact catastrophique de la réforme des retraites pour les femmes remet un coup de projecteur sur les inégalités subies tout au long de leur vie professionnelle. Elles continuent à être beaucoup plus exposées aux temps partiels : 30 % des femmes ont un emploi à temps partiel contre à peine 8 % des hommes (Enquête emploi en continu, Insee, 2014-2018). Les inégalités professionnelles ne sont pas – loin s'en faut – limitées aux seuls emplois précaires, elles touchent aussi les postes d'encadrement.
Une récente enquête du Centre d'études et de recherche sur l'emploi et les qualifications (Cereq) mettait en évidence que 7 ans après la fin de leurs études, les femmes cadres étaient désavantagées par rapport à leurs collègues hommes : alors qu'elles représentaient, en 2010, 55 % des sortants de l'enseignement supérieur, en 2017, elles ne comptaient que pour 40 % des managers.
Toutes choses égales (diplôme, localisation, nombre de mois d'expériences…), les hommes ont 1,75 fois plus de chances d'accéder à des responsabilités hiérarchiques que leurs homologues femmes et ils dirigent souvent des équipes plus importantes (30 % des managers hommes encadrent des équipes de plus de 10 personnes contre 24 % pour leurs consœurs).
Alors que l'arrivée d'un enfant est perçue pour un homme comme une entrée dans l'âge de la responsabilité et s'accompagne souvent de promotion, il n'en est pas du tout de même pour les femmes.Celles-ci continuant d'assurer les deux tiers des tâches familiales, elles sont soupçonnées d'être moins disponibles pour l'entreprise. Cette discrimination, source d'inégalités professionnelles peine à se résorber. Elle est cependant de moins en moins acceptée par les intéressées.
« Dans mon établissement, quand tu dépasses les 6 jours d'absences autorisés pour “enfants malades” , ta prime baisse, c'est assimilé à de l'absentéisme. Et le reliquat des primes non distribuées est réparti entre les collègues. Comme ce sont très majoritairement les femmes qui prennent ces journées, elles sont perdantes. C'est particulièrement vrai pour les mères seules ! », s'indigne Fatima (à la demande de la personne, son prénom a été modifié), infirmière dans une clinique privée à but non lucratif. « Il faut absolument que nos syndicats s'attaquent à ça ! »
Les inégalités de la répartition des tâches domestiques, lourdes de conséquences sur la carrière professionnelle, ne reculent qu'à la marge. Entre 1986 et 2011, la part du travail domestique et parental assuré par les femmes est seulement passée de 71 % à 66 % (Enquête emploi du temps, Insee, 2010-2011).
Si la dénonciation de cette répartition des rôles sexués au sein de la famille date des années 1970, elle a toutefois retrouvé une nouvelle vigueur au cours des dernières années. Le travail d'organisation de la famille qui depuis toujours incombe aux femmes, longtemps invisibilisé, a été mis en lumière à travers la notion de « charge mentale ». La dessinatrice féministe Emma l'a illustrée dans une bande dessinée qui a énormément circulé sur les réseaux sociaux.
Deux ans après, elle a récidivé via l'intitulé « fallait demander », qui montre une femme croulant sous les choses à faire et s'énervant contre son compagnon qui lui reproche de ne pas lui avoir dit quoi faire. Cette série de strips incite les hommes à ne plus seulement se positionner, au mieux comme aide de leur compagne « cheffe du ménage », mais comme responsables à égalité.
Les réseaux sociaux ont aussi popularisé toute une série d'expressions anglaises permettant de décrire la domination masculine dans ses manifestations les plus concrètes : du manspreading (l'homme qui dans les transports écarte les cuisses et prend toute la place) au manterrupting (le fait de systématiquement couper la parole aux femmes) jusqu'au mansplaining (la tendance à expliquer aux femmes ce qu'elles savent déjà…)
Les réseaux sociaux ont aussi joué un rôle majeur dans la dénonciation des violences sexistes au travail. Depuis 2017, dans le sillage du compte twitter Paye ta Shnek qui collectait des anecdotes sexistes dans l'espace public, des sites recueillent des témoignages de sexisme dans différents univers professionnels : Paye Ta Blouse recueille les propos et comportements sexistes en milieu hospitalier, Paye ta Robe chez les avocats…
Malgré le renforcement des obligations des entreprises quant à la protection des victimes de harcèlement sexuel et autres violences sexistes, ce sont encore trop souvent elles qui paient les pots cassés de la dénonciation. Ces initiatives permettent de rendre publique une parole qui jusque-là s'exprimait plutôt par le biais de confidences. Ce n'est donc pas tant la parole qui se libère, mais la société qui commence à l'entendre.
C'est d'autant plus vrai depuis octobre 2017 et le mouvement #MeToo avec sa déclinaison française #BalanceTonPorc. La multiplication des témoignages a permis aux victimes de violences sexistes, que ce soit dans le travail ou dans l'espace public, de comprendre qu'elles n'étaient ni seules dans cette situation, ni responsables.
Des collages sur les murs pour rendre visibles les féminicides
C'est dans ce sillage que s'inscrit la mobilisation #NousToutes. Le 23 novembre, près de 100 000 personnes (le cabinet Occurence a dénombré 49 000 personnes à Paris. En France, plusieurs dizaines de manifestations ont été organisées) – des femmes mais aussi des hommes –, de tous âges ont défilé à l'occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. « C'est la manifestation féministe la plus massive qu'a connue Paris ! », s'enthousiasme Caroline De Haas, du collectif NousToutes.
« Depuis 2003, des manifestations sont organisées chaque année pour le 25 novembre, elles rassemblaient au mieux quelques milliers de personnes. En 2018, cela a commencé à changer : nous étions près de 30 000 », poursuit-elle. Le collectif NousToutes s'appuie sur de nombreux groupes locaux, mais il a aussi développé une communication parfaitement rodée avec notamment une très grosse présence sur les réseaux sociaux, particulièrement Instagram très prisé des plus jeunes.
« Nous avons aussi fait le choix d'une base idéologique très large qui permet de dépasser les questions clivantes au sein du mouvement féministe : toute personne qui en a assez des violences contre les femmes peut participer. » Pour la militante féministe, pas question toutefois de n'attribuer le succès de la manifestation qu'au mode d'organisation du mouvement. « Depuis #MeToo, la tolérance sociale, collective, mais aussi individuelle, aux violences contre les femmes a considérablement diminué. »
Cette prise de conscience se manifeste à travers le langage : le terme « féminicide » utilisé dans les milieux féministes s'est imposé dans le langage courant et les meurtres de femmes par leur conjoint, ou ex-compagnon, quittent la seule rubrique « faits divers » pour être analysés comme un phénomène social, la conséquence ultime de l'emprise au cœur des violences conjugales.
Cette prise de conscience sociale se manifeste aussi sur la question des violences sexuelles. Reste à ce qu'elle se traduise aussi dans les faits. « Il existe une marge de progression incommensurable dans l'accueil des femmes victimes par la police. Nous demandons qu'elles bénéficient d'une présomption de crédibilité, ce qui n'empêche pas, bien sûr, l'enquête ensuite », souligne Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV).
Sophie Binet : « Les images associées à la lutte restent très virilistes »
Le traitement judiciaire doit aussi s'améliorer. « La justice reste complètement sourde alors que les appels aux associations explosent. Entre 2009 et 2016, les condamnations pour viol ont baissé de 40 % ! », dénonce-t-elle. Les violences sexuelles ne touchent malheureusement pas que les femmes adultes. « 60 % des viols sont commis sur des enfants (de 0 à 18 ans) et 30 % avant 11 ans », rappelle la militante.
Les mouvements féministes portent depuis des années la revendication d'un âge minimum, 15 ou 13 ans, en dessous duquel le consentement ne doit pas être considéré comme possible. « En 2018, cette demande n'a pas été acceptée. Résultat, même en cas de rapport sexuel pour une enfant de 11 ans, voire moins, la condamnation pour viol n'est pas automatique, il faut prouver la violence, la menace, la contrainte ou la surprise », s'indigne-t-elle.
Encore trop souvent l'enfant, et plus encore l'adolescente, est présenté comme « consentant ». L'actrice Adèle Haenel a, dans une interview saisissante donnée au journal en ligne Mediapart, décrit les agressions sexuelles dont elle a été victime adolescente par le réalisateur qui lui a donné son premier rôle et l'emprise qui les a rendues possibles.
Cette emprise est aussi au cœur du terrible récit que livre Vanessa Springora de sa « relation » avec l'écrivain Gabriel Matzneff célébré pendant des décennies malgré, ou en raison, de ses écrits « pédophiles ». En posant de façon aussi forte la question du consentement – c'est d'ailleurs le titre du livre de Vanessa Springora –, ces femmes invitent à repenser la sexualité. Avec l'égalité et non plus la domination au cœur de celle-ci, les relations amoureuses et sexuelles pourront enfin s'écrire sous le signe du plaisir partagé.
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